IA et analystes financiers : rivaux ou partenaires ?
L’affaire Tilly Norwood, une « actrice » intégralement créée en utilisant l’intelligence artificielle (IA), a ravivé la crainte de voir cette technologie remplacer les humains dans des tâches que l’on pensait jusqu’à récemment leur être uniquement réservées. Par-delà ce cas extrême, la liste publiée par Microsoft en août 2025 montre que des dizaines de compétences et de métiers seront fortement affectés à moyen terme par le développement de l’IA.
Dans le domaine de la finance, la substitution progressive d’opérateurs humains par des systèmes fondés sur l’IA s’inscrit dans une évolution structurelle profonde du secteur, qu’illustrent notamment la montée en puissance du trading algorithmique, l’apparition de systèmes intelligents d’évaluation du risque de crédit ou encore le développement des robo-advisors. Certaines professions pouvaient être perçues comme moins exposées à la déferlante IA compte tenu de la place déterminante qu’y occupe le jugement humain. Cela vaut en particulier pour les analystes financiers, un métier qui exige à la fois des compétences techniques, une connaissance fine des institutions, des réglementations, et des qualités relationnelles dans les interactions avec le management des sociétés cotées et les investisseurs. Un article récent paru dans le Journal of Financial Economics, intitulé « From Man vs. Machine to Man + Machine : The art and AI of stock analyses », et rédigé par S. Cao, W. Jiang, J. Wang et B. Yang, vient cependant bousculer ce point de vue, tout en ouvrant, dans le même temps, des perspectives sur ce que pourrait être à l’avenir le rôle de l’IA dans des métiers hautement qualifiés.
Les auteurs y analysent plus d’un million de prévisions de cours à douze mois réalisées sur la période 2011-2018 par 11 890 analystes sur un univers de 6 315 entreprises américaines. Ces prévisions sont comparées à celles d’un modèle combinant trois algorithmes de machine learning (forêts aléatoires, XGboost, LSTM) entraîné à prédire ces mêmes cours à partir d’un ensemble de 77 variables permettant d’appréhender le contexte d’une entreprise (caractéristiques financières, données macroéconomiques, échanges sur les réseaux sociaux, etc.). Le résultat est sans appel : la machine bat l’homme 54,5 % du temps. On reste loin cependant d’une domination totale. L’étude des erreurs commises par les deux protagonistes permet d’analyser les forces et faiblesses de chacun. Les humains disposent d’un avantage concurrentiel dans les environnements complexes. Leurs prévisions sont meilleures pour les entreprises de petite taille, présentant un niveau élevé d’actifs intangibles, en situation de détresse financière, dont les titres sont peu liquides et qui sont donc globalement caractérisées par une forte asymétrie informationnelle. A contrario, la machine surpasse l’homme quand les prédictions portent sur de grandes entreprises cotées, pour lesquelles l’information disponible est à la fois extrêmement volumineuse et transparente.
«Selon une récente étude, les analystes qui travaillent dans des sociétés de courtage ayant investi dans des solutions IA réalisent des prévisions de meilleure qualité que leurs pairs ne disposant pas de ces moyens d’aide à la décision.»
Partant de ce constat, ne serait-il pas intéressant de concevoir un système qui tire parti des atouts de chacun ? C’est ce que font les auteurs en entraînant un nouveau modèle qui, par rapport au précédent, réalise ses prédictions en ajoutant aux variables initialement utilisées les prévisions faites par les analystes. Ce modèle « centaure » s’avère performant. Il domine les prédictions des analystes 57,8 % du temps et bat le modèle purement IA 54,8 % du temps. Détail important, le nouveau modèle permet d’éviter 90 % des erreurs de prédiction les plus extrêmes commises par les humains et 40 % de celles commises par la machine. Une véritable synergie est à l’œuvre, attestée par la capacité de ce modèle à s’enrichir de l’avantage concurrentiel des humains dans les contextes d’entreprises et de marché complexes, sans dégradation de la qualité des prédictions dans les environnements favorables à la machine. Très probablement, là où la machine peut être trompée par une anomalie statistique, le modèle fait implicitement repasser l’homme au premier plan pour lever le drapeau rouge ; là où le jugement d’un homme peut être erroné en raison de divers biais, la prédiction faite par la machine, capable de trancher froidement, devient prépondérante. Preuve supplémentaire de l’avantage de la solution hybride, les auteurs montrent que les analystes qui travaillent dans des sociétés de courtage ayant réalisé des investissements dans des solutions IA (recrutements de data scientists, acquisition et traitement de données alternatives) réalisent des prévisions de meilleure qualité que leurs pairs ne disposant pas de ces moyens d’aide à la décision.
Nul doute qu’avec les progrès permanents de l’IA les performances déjà remarquables des machines que met en évidence cet article iront en s’améliorant. Au-delà du seul cas des analystes financiers, l’étude soulève un questionnement plus large sur l’avenir des métiers et sur la manière dont il convient de repenser la formation des futurs décideurs. Ceux-ci devront maîtriser les outils d’IA, mais aussi développer des aptitudes renforcées d’interprétation et d’esprit critique afin d’évoluer efficacement dans le nouvel environnement qui se dessine.
Fabrice Riva est professeur à l’Université Paris-Dauphine – PSL
Fabrice Riva