L’Allemagne prise à son propre piège sur la dette

Publié le 9 mai 2025 à 16h18

Hans-Helmut Kotz    Temps de lecture 5 minutes

Au pouvoir en Allemagne depuis 2021, l’ancienne coalition « feu tricolore » n’a pas réussi à financer 16 milliards d’euros (principalement destinés à l’aide à l’Ukraine) tout en respectant le frein à l’endettement inscrit dans la Constitution allemande depuis 2009 (limite de 0,35 % du PIB corrigé des variations conjoncturelles). Immédiatement après les élections de février, Friedrich Merz, le nouveau chancelier depuis la semaine dernière, a de facto renoncé à ce frein. Lors de la campagne électorale, il avait pourtant insisté sur son strict respect. Comme les partis du centre n’auraient pas eu la majorité constitutionnelle au nouveau Parlement, la Constitution a été modifiée par l’ancien Bundestag.

Les perspectives semblaient alors prometteuses. Un budget annexe de 500 milliards d’euros sur douze ans a été créé pour la modernisation urgente des infrastructures (dont 100 milliards d’euros pour les Länder et 100 milliards d’euros pour la protection du climat). De même, il devrait être possible de financer les dépenses de défense supérieures à 1 % du PIB par des emprunts sans tenir compte de la règle du frein à l’endettement. Enfin, cette dernière a été assouplie aussi pour les Länder qui, avant, étaient tenus de présenter des budgets équilibrés. La nouvelle approche fiscale a été accueillie avec un grand soulagement, surtout au niveau international. The Economist, par exemple, constatait qu’une large alliance allant du FMI à l’ancienne chancelière Merkel et à la plupart des experts économiques estimait qu’une réforme de la règle était nécessaire. Les marchés financiers ont réagi au projet par une hausse des taux d’intérêt à long terme d’environ 0,35 point de pourcentage – mais ces taux sont déjà retombés depuis.

L’espoir que l’Allemagne puisse stimuler le dynamisme de l’économie européenne a toutefois suscité certaines réserves : dispose-t-on des ressources réelles (en personnel, en compétences recherchées…) permettant une mise en œuvre de ces investissements sans provoquer de l’inflation ? Comment les municipalités, responsables pour environ la moitié de la gestion des infrastructures publiques, vont-elles être impliquées ? Surtout, un point n’était pas encore très clair fin février, lorsque le changement a été initié, et il est lié à un problème institutionnel : les règles fiscales de l’UE qui viennent d’être réformées et qui sont en vigueur depuis 2024. Celles-ci ont eu pour effet de réduire énormément la marge de manœuvre du gouvernement allemand. Deux think tanks (Bruegel et le tout jeune Dezernat Zukunft) ont rapidement attiré l’attention sur ce point.

«L’assouplissement de la règle budgétaire se heurte aux nouvelles règles fiscales de l’Union européenne, pour lesquelles le précédent gouvernement allemand s'était prononcé en faveur d’une lecture particulièrement rigide.»

Les nouvelles procédures de l’UE se fondent sur une analyse de la soutenabilité de la dette, et de l’ensemble du secteur public (c’est-à-dire dans le cas allemand, y compris les Länder, les communes et les budgets sociaux, ainsi que les budgets annexes). Cette analyse est effectuée séparément pour chaque pays membre. Alors que l’ancienne procédure se basait sur le déficit, la nouvelle approche vise une trajectoire des dépenses publiques qui ramène le taux d’endettement à 60 % en quatre (ou sept) ans. Des clauses de sauvegarde supplémentaires sont prévues pour les pays dont le taux d’endettement est supérieur à 60 % et dont le déficit est supérieur à 3 % du PIB.

Ainsi, depuis l’année dernière, les pays membres de l’UE doivent présenter un plan financier à la Commission. Plus de 20 pays ont déjà négocié leur plan. Nombre d’entre eux ont été contraints de faire des efforts d’économies considérables. L’Allemagne n’a pas encore présenté le sien. Depuis l’éclatement du gouvernement en novembre dernier, elle travaille avec un budget provisoire. Si elle présentait un projet tentant d’exploiter ses nouvelles règles budgétaires, celui-ci serait directement en contradiction avec les prescriptions de l’UE. En effet, le taux d’endettement allemand passerait d’environ 63 % aujourd’hui à 85 ou 90 %, en fonction des hypothèses de taux d’intérêt et de croissance. Aucune chance, dans ces conditions, que le plan en question soit accepté par la Commission. Par conséquent, les améliorations espérées dans les infrastructures allemandes ainsi que les dépenses supplémentaires pour l’armée et la sécurité ne seront possibles que dans une mesure très réduite. L’effet multiplicateur escompté d’une économie allemande plus dynamique vis-à-vis des pays partenaires de l’UE sera également largement absent.

Le nouveau gouvernement fédéral risque donc de ne pas mettre en œuvre une grande partie de ses projets. Cela va entraîner une grande frustration et une perte du capital de confiance politique, déjà très limité: avec 25 % dans les sondages actuels, l’AfD, le parti d’extrême droite, est au coude à coude avec le principal parti gouvernemental. Le plus raisonnable serait donc de réformer à nouveau la réforme européenne comme le suggère Bruegel, par exemple. Mais une telle initiative présenterait un sérieux inconvénient. Le précédent gouvernement allemand (avec le soutien actif des pays d’Europe du Nord) s’était en effet prononcé à l’époque en faveur d’une lecture particulièrement rigide des procédures. C’est même lui qui avait notamment intégré les clauses de sécurité renforcées… Néanmoins, vouloir à tout prix se conformer aux règles de l’UE risque d’entraîner un coût d’opportunité très élevé. Dans les conditions géopolitiques actuelles, ce coût semble même prohibitif.

Hans-Helmut Kotz Center for European Studies ,  Harvard University

Hans-Helmut Kotz est visiting professor of Economics au Center for European Studies, Harvard University

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