L’Europe menacée par le chantage américain

Publié le 27 octobre 2025 à 19h08

Hans-Helmut Kotz    Temps de lecture 5 minutes

Le président du directoire d’un groupe automobile allemand s’intéresse avant tout à son compte de résultat, et non au bien-être du secteur. De son côté, le PDG d’un fabricant français d’articles de luxe s’intéresse à la rentabilité de son entreprise, à sa perception en Bourse, mais pas particulièrement au bien-être de ses concurrents. Et il en va de même pour un constructeur de machines italien. Pour les entrepreneurs européens des secteurs tournés vers l’exportation ou confrontés à la concurrence des importations, il n’y a pas lieu, du simple point de vue de leurs entreprises, de défendre un intérêt européen immédiat. Ce qui compte, c’est leur compte d’exploitation respectif.

Tous sont toutefois confrontés à présent à un défi américain. Depuis le 2 avril 2025, date du Liberation Day, l’administration américaine a négocié un grand nombre d’accords tarifaires qui, pour les Etats-Unis, ont conduit à une augmentation globale des droits de douane effectifs à près de 18 %, selon le Yale Budget Lab, un niveau inconnu depuis… près de cent ans ! Les droits de douane prélevés sur les marchandises en provenance de l’UE, même s’ils varient fortement d’un secteur à l’autre, détériorent considérablement la compétitivité des entreprises européennes. Les termes de l’échange sont ainsi gravement modifiés en faveur des entreprises américaines protégées, ou des entreprises qui exportent à partir de ce pays.

«L’incapacité apparemment structurelle de l’Union européenne, ou plus précisément de ses Etats membres, à formuler des positions communes incite à des surenchères de la part de l’administration américaine.»

Dans ses négociations avec l’administration américaine, la Commission européenne a obtenu des résultats généralement considérés comme décevants. Il est toutefois trop facile d’en faire un bouc émissaire. Bruxelles n’est pas en mesure de trouver un terrain d’entente plus vaste. Les intérêts individuels sont trop divergents, et ce, non pas au niveau des Etats membres, mais aux niveaux inférieurs. Les entreprises qui dépendent particulièrement du marché américain (ou chinois) font en effet régulièrement pression pour que les exigences des négociateurs opposés soient traitées avec « souplesse » afin d’éviter le pire. Cependant, il existe également dans l’UE des constructeurs automobiles qui ne sont pas représentés de manière significative sur le marché américain (ou le marché chinois), ni en termes de ventes ni en termes de sites de production. Eux sont dès lors souvent partisans d’adopter une attitude plus ferme, à l’instar de la réponse chinoise aux interventions de l’administration américaine et de sa stratégie « tit-for-tat » (œil pour œil). La Chine dispose il est vrai de suffisamment de moyens de pression (notamment les terres rares) pour inciter les Etats-Unis à faire marche arrière. Ici à Cambridge, on appelle d’ailleurs cela le TACO, pour « Trump always chickens out ».

Cependant, l’administration américaine ne procède ainsi que si son interlocuteur ne cède pas dès le premier round (une lecture est à ce titre recommandée : plutôt qu’Art of the Deal, de Trump, l’incomparablement meilleur Art of Strategy d’Avinash Dixit et Barry Nalebuff). Il ne semble donc pas judicieux d’adopter une attitude docile – comme le montre l’exemple de la Suisse, qui est soumise à des droits de douane considérablement plus élevés que l’UE. Sans compter qu’elle s’est également vu imposer des directives sur la manière dont elle doit orienter sa politique monétaire à l’avenir.

Compte tenu de la constellation des intérêts au sein de l’UE, il ne faut toutefois pas s’attendre à ce que nous résistions. Ce qui s’y oppose, c’est ce que l’économiste Mancur Olson appelait il y a 60 ans la « logique de l’action collective ». Il est très difficile de formuler des positions communes lorsque personne n’est prêt à contribuer de manière appropriée au bien commun, à savoir la défense des intérêts européens.

Or cette incapacité apparemment structurelle de l’UE, ou plus précisément de ses Etats membres, incite à des surenchères. Si l’utilisation d’un instrument s’est avérée utile du point de vue de l’utilisateur, celui-ci peut également l’utiliser comme outil dans d’autres domaines. Récemment, le Financial Times a rapporté que l’administration américaine avait envoyé à la Commission européenne un papier exigeant que les entreprises américaines opérant dans l’UE soient exemptées des obligations de déclaration prévues par la CSRD (directive sur la responsabilité extra-financière des entreprises). Si cette demande n’est pas satisfaite, elle menace de relever les droits de douane… en plus de ceux déjà acceptés. De tels avantages non tarifaires pour les entreprises américaines conduiront à des revendications prévisibles de la part de leurs concurrents européens. Même si l’on peut être assez réservé sur l’impact de la CSRD par rapport aux objectifs recherchés, tout cela ne sert bien sûr pas à atteindre les objectifs climatiques.

Des exigences similaires sont formulées par les Américains en ce qui concerne la réglementation des big techs ou des monnaies numériques. Dans ce jeu assez anarchique, la durée de validité des accords est courte. Un maître chanteur qui a réussi n’a guère de raison de ne pas essayer de réitérer son exploit. Les règles européennes pourraient ainsi ne plus être décidées en Europe.

Il est vrai que ce sont surtout les ménages et entreprises américains qui vont payer, avec la hausse des produits importés, le prix de cette ignorance économique (Daniel Gros). Les droits de douane ne ramèneront pas à zéro les déficits commerciaux bilatéraux ni agrégés (Richard Baldwin). Mais cela ne nous console pas, nous Européens. Nous devons réduire notre dépendance vis-à-vis d’un partenaire qui considère le commerce comme un jeu à somme nulle. L’orientation marquée vers l’exportation, qui fonctionnait dans un monde profondément globalisé, appartient désormais au passé.

Hans-Helmut Kotz Center for European Studies ,  Harvard University

Hans-Helmut Kotz est visiting professor of Economics au Center for European Studies, Harvard University

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