Le grand écart des banques centrales

Publié le 15 avril 2022 à 16h44

Isabelle Job Bazille    Temps de lecture 4 minutes

L’inflation atteint un peu partout des niveaux inédits depuis plusieurs décennies. Si on pouvait espérer remédier post-Covid à la grande désorganisation des chaînes d’approvisionnement et de logistique mondiales responsable d’une première salve de hausses des prix, la nouvelle flambée des prix des matières premières après le déclenchement de la guerre en Ukraine a douché les espoirs d’une normalisation rapide. Dans ce contexte, les banques centrales se sont engagées sur la voie de la normalisation monétaire mais à des cadences diverses. Alors que les niveaux d’inflation sont assez proches des deux côtés de l’Atlantique (8,5 % aux Etats-Unis et 7,5 % en zone euro en mars), la Fed accélère nettement le rythme de resserrement de sa politique, les marchés misant sur cinq à six hausses de taux supplémentaires d’ici fin 2022, là où la BCE fait montre de prudence avec un ou deux serrages de vis anticipés cette année. Ces différences de tempo peuvent s’expliquer selon la nature des tensions inflationnistes.

Aux Etats-Unis, l’économie donne des signaux clairs de surchauffe. Durant la phase de redémarrage post-Covid, la demande survitaminée par un plan de relance surdimensionné est venue buter sur une offre rigide ou perturbée, de quoi mécaniquement faire grimper les prix. Le marché du travail évolue également depuis quelques mois sous haute tension avec de fortes pénuries de main-d’œuvre, un taux de démissions record et une envolée des salaires à l’embauche. L’inflation sous-jacente, expurgée de ses composantes énergie et alimentaire, atteint les 6,5 %, preuve du caractère généralisé des tensions inflationnistes. Après avoir été dans le déni, la Fed se montre déterminée à reprendre le contrôle de l’inflation : les taux d’intérêt devraient donc monter plus vite et le bilan de la Fed se réduire plus précocement qu’anticipé. Cependant, casser une dynamique inflationniste en plein emballement risque d’être très coûteux en termes de croissance. Une partie de l’équation va venir de la réaction des marchés qui vont devoir s’ajuster à un environnement financier moins porteur. Cet ajustement pourrait s’avérer douloureux en cas de retrait trop brutal de la perfusion monétaire dans un contexte de haut de cycle financier caractérisé par une inflation galopante des prix d’actifs sur fond d’endettement croissant et de prises de risque excessives. Jusqu’à présent, la Fed s’adonne à cet exercice d’équilibriste avec un certain succès mais le manque de carburant risque de fragiliser l’édifice financier.

En Europe, contrairement aux Etats-Unis, le choc inflationniste intervient dans un contexte de reprise post-Covid sans excès avec des politiques de « quoi qu’il en coûte » qui ont permis aux économies de récupérer peu ou prou les niveaux d’activité d’avant-crise sans néanmoins combler le retard accumulé de croissance. L’inflation reste très concentrée puisque la nouvelle flambée des cours des matières premières, et notamment du pétrole et du gaz, explique à elle seule plus de la moitié des tensions inflationnistes observées. L’indice sous-jacent (hors énergie et alimentation) qui oscille autour des 3 % devrait grimper à mesure que la hausse des coûts se transmet au prix de revient, puis au prix de vente, même si ces effets de second tour restent, pour le moment, limités. Les tensions inflationnistes risquent surtout de peser sur les marges bénéficiaires des entreprises et de grignoter le pouvoir d’achat des ménages, de quoi freiner la reprise. La BCE fait face à un arbitrage difficile entre une inflation élevée et persistante, sachant son impuissance à faire levier sur les cours mondiaux des matières premières, et une croissance qui s’essouffle. 

Cela justifie une certaine prudence mais en aucun cas l’inaction. L’inflation agit sur la psychologie des agents économiques avec des revendications salariales qui peuvent venir alimenter une spirale inflationniste. La BCE doit montrer son sérieux face à cette menace de dérive avec le besoin d’ancrer les anticipations autour de sa cible d’inflation de 2 % à moyen terme. A l’heure où les taux réels s’enfoncent en territoire négatif, la BCE a également l’occasion d’accélérer la normalisation monétaire avec des taux nominaux plus élevés tout en conservant des conditions de financement suffisamment souples pour soutenir la croissance. Néanmoins, la remontée inévitable des taux longs pourrait conduire les marchés à réévaluer le risque de soutenabilité des trajectoires d’endettement public, de quoi creuser les écarts de taux entre les Etats membres. La BCE doit revenir sur l’idée de continuum entre ses outils de politique monétaire et appliquer la règle simple de Tinbergen1, selon laquelle le nombre d’instruments doit être égal au nombre d’objectifs visés, en utilisant les taux pour assurer la stabilité des prix et la politique de rachats d’actifs pour lutter contre la fragmentation financière. 

Isabelle Job Bazille Directrice des Etudes Economiques ,  Crédit Agricole S.A.

Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.

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