Mieux comprendre l’évasion fiscale grâce à la recherche théorique

Publié le 26 janvier 2024 à 18h02

Vincent Tena    Temps de lecture 4 minutes

L’évasion fiscale est un enjeu majeur tant sur le plan financier qu’éthique, et représente une préoccupation mondiale. Environ 1 trillion de dollars sont détournés vers des paradis fiscaux chaque année1, mettant en lumière l’ampleur du problème. Bien que les pays en développement soient particulièrement touchés, les pays développés ne sont pas épargnés. Selon un document de l’IRS (équivalent aux Etats-Unis de la direction générale des Finances publiques en France) présentant des statistiques détaillées sur l’écart entre les recettes fiscales attendues et réalisées datant de novembre 2023, les Etats-Unis ont perdu 37 milliards de dollars de recettes fiscales en 2021 à cause de l’évasion fiscale des entreprises, avec près de 14 % des entreprises sous-déclarant leurs revenus2. Joseph Stiglitz, lauréat du prix Nobel d’économie en 2021, souligne que l’évasion fiscale est le résultat de décisions politiques et pourrait être atténuée par un renforcement des contrôles et sanctions.

Dans notre article3, coécrit avec Juan Imbet (université Paris-Dauphine PSL) et Marcelo Ortiz (université Pompeu Fabra), nous examinons l’évasion fiscale d’un point de vue théorique pour comprendre les motivations des entreprises et les conséquences sur les revenus fiscaux. Notre modèle analyse le processus de délégation de l’évasion fiscale (des directeurs financiers aux cabinets de conseil en fiscalité) et explore les incitations et obstacles à cette pratique dans un contexte de finance d’entreprise.

Premièrement, notre travail montre à quel point la facilitation de l’évasion fiscale peut s’avérer rentable. En effet, nous estimons qu’en théorie jusqu’à 50 % des bénéfices nets issus de l’évasion fiscale sont captés par les intermédiaires qui en facilitent la mise en œuvre.

Nous introduisons également le concept de la « courbe de Laffer » en lien avec l’évasion fiscale. Cette courbe illustre traditionnellement le concept qu’il existe un taux d’imposition optimal en deçà duquel l’augmentation des impôts accroît les recettes, mais au-delà duquel une augmentation du taux d’imposition décourage la production économique ou l’investissement et réduira, in fine, les recettes fiscales sur le long terme. Dans notre article de recherche, nous démontrons que le choix d’un fort taux d’imposition incite également les entreprises à davantage évader fiscalement pour échapper à l’impôt, réduisant ainsi les recettes fiscales, même à court terme. Notre modèle estime à environ 23 % le taux d’imposition optimal sur les sociétés, et est inférieur d’un point au taux d’imposition effectif des entreprises en France selon les calculs de l’OCDE sur l’année 20224.

Enfin, nous mettons en lumière une distinction importante entre deux objectifs fiscaux : maximiser les recettes fiscales et minimiser l’évasion fiscale. Le taux d’imposition maximisant les recettes fiscales est supérieur aux taux sous lesquels les entreprises ne sont pas incitées à évader fiscalement. Ainsi, évaluer la qualité d’une politique fiscale uniquement sur sa capacité à réduire l’évasion fiscale pourrait conduire à un taux d’imposition sous-optimal. Les contrôles fiscaux stricts et des sanctions renforcées apparaissent comme des moyens plus efficaces pour combattre l’évasion fiscale sans sacrifier les recettes de l’Etat. En 2021, de tels contrôles ont permis de récupérer presque un cinquième des recettes fiscales manquantes aux Etats-Unis. Notre recherche montre qu’augmenter de 1 % le nombre de contrôles permettrait aux Etats-Unis de récupérer 20 millions de dollars de recettes fiscales supplémentaires.

En conclusion, cette analyse aborde des questions importantes pour le débat public. L’encouragement de l’évasion fiscale par une augmentation du taux d’imposition n’est pas à négliger lorsqu’on souhaite accroître les recettes fiscales. Aussi, il serait pertinent, dans un futur travail de recherche, d’étudier comment combiner l’augmentation des pénalités et des contrôles fiscaux avec une réduction de l’imposition des entreprises afin de maintenir constantes les recettes fiscales. Cette approche permettrait de transférer la responsabilité fiscale aux « mauvais payeurs » sans accroître le fardeau fiscal de l’ensemble des entreprises et améliorerait ainsi la compétitivité des entreprises françaises. n

1. Global Tax Evasion Report 2024, EUTAX Observatory.

2. Tax Gap Projections for Tax Year 2021, Internal Revenue Service (2023). www.irs.gov/pub/irs-pdf/p5870.pdf

3. Imbet, Juan F., Ortiz, Marcelo, et Tena, Vincent. (2024). How are the tax evasion savings distributed ? Working Paper. www.dropbox.com/scl/fi/d0ybm67flq3ple5wzz9v4/IMBET_ORTIZ_TENA.pdf

4. Données OCDE (2022). stats.oecd.org/Index.aspx

Vincent Tena Université Paris-Dauphine

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