Pourquoi les actionnaires devraient-ils s’intéresser à l’inégalité salariale dans l’entreprise ?
La loi Pacte a introduit en 2019 une nouvelle exigence en droit français : l’obligation pour les sociétés cotées sur un marché réglementé de publier des ratios de multiple de rémunération entre celle des dirigeants et le salaire moyen et médian des salariés. La France n’est pas le seul pays à exiger ce type de publication. Depuis 2018, les entreprises américaines cotées sont également concernées, et c’est le cas au Royaume-Uni pour les entreprises cotées employant plus de 250 salariés depuis 2019. Des obligations comparables existent aux Pays-Bas, en Inde et en Afrique du Sud. Les modalités de calcul du ratio diffèrent selon les pays. Le numérateur peut tenir compte de la seule rémunération du principal dirigeant ou des mandataires sociaux, et le dénominateur peut retenir la rémunération médiane ou moyenne des salariés.
«Le ratio d’iniquité peut être très différent selon le secteur : le ratio médian est ainsi de 42 pour la finance et de 256 pour le secteur de la distribution, caractérisé par des salaires faibles.»
En France, les informations suivantes sont requises : pour le président du conseil d’administration, le directeur général et chaque directeur général délégué, les ratios entre le niveau de la rémunération de chacun de ces dirigeants et la rémunération moyenne d’une part, médiane d’autre part, sur une base équivalent temps plein des salariés de la société autres que les mandataires sociaux. Les sociétés ayant leur siège social hors de France ne sont pas concernées. Pour les autres, l’obligation de publication s’applique légalement au périmètre de la maison mère, qui n’est pas toujours significatif car il peut s’agir d’une holding. C’est la raison pour laquelle le code Afep-Medef recommande que le périmètre couvre 80 % au moins des effectifs du groupe en France. Le rapport 2024 du haut comité de gouvernement d’entreprises souligne que 84 % des sociétés du SBF120 calculent le ratio d’équité sur un tel périmètre élargi. Pour illustrer la complexité du calcul et la difficulté des comparaisons entre sociétés, prenons le cas de Saint-Gobain en 2023. Le ratio entre la rémunération du directeur général et celle des salariés est de 19 (moyenne, Compagnie de Saint-Gobain), 35 (médiane, Compagnie de Saint-Gobain), 106 (moyenne, périmètre France) ou 129 (médiane, périmètre France). Ces écarts s’expliquent par le fait que les salariés de la Compagnie de Saint-Gobain sont à 83 % des cadres, y compris les membres du comité exécutif du groupe, alors qu’au niveau groupe 75 % des salariés sont non cadres. Oxfam estime le ratio d’iniquité pour le SBF120 en 2021 à 97 en retenant le salaire moyen, et Proxinvest établit ce ratio à 89 par rapport au salaire médian pour 2022.
En supposant les données comparables, les ratios d’iniquité ont-ils un intérêt du point de vue des actionnaires et de la valeur de l’entreprise ? Une étude a été réalisée sur 2 300 entreprises cotées aux Etats-Unis [1], qui publiaient pour la première fois leur ratio d’iniquité en 2018, calculé en rapportant la rémunération totale du CEO à la rémunération médiane des salariés. Ce ratio s’établit en moyenne à 145, tandis que la médiane est de 65. Les auteurs analysent la réaction du marché de l’action à sa divulgation et trouvent qu’elle est d’autant plus négative que la disparité des rémunérations dans l’entreprise est importante. Ces performances boursières négatives persistent plusieurs mois après la première parution de l’information. Le ratio d’iniquité peut être très différent selon le secteur : ainsi, le ratio médian est de 42 pour la finance et de 256 pour le secteur de la distribution, caractérisé par des salaires faibles. Il peut également dépendre des autres caractéristiques de l’entreprise (taille, rentabilité, dynamique de croissance) et de son organisation (délocalisation à l’étranger des activités à faible valeur ajoutée). Les auteurs de l’article contrôlent pour l’ensemble de ces facteurs, et l’impact négatif sur les performances boursières subsiste. Comment expliquer cet accueil négatif par les investisseurs des fortes disparités salariales au sein de l’entreprise ?
Une première explication pourrait être liée à des implications de celles-ci sur les résultats de l’entreprise (taxes, nouvelles réglementations, risque judiciaire). Par exemple, la ville de Portland a décidé d’imposer une taxe aux entreprises dont le ratio d’iniquité est supérieur à 100. Les résultats de l’étude ne valident pas cette hypothèse, car la réaction des cours est négative même pour des ratios proches mais inférieurs aux seuils de taxation. Ils montrent que l’effet négatif est plus prononcé lorsqu’une part importante des actions est détenue par des investisseurs qui ont un score social MSCI (ESG) élevé. Ces investisseurs réduisent les fonds alloués aux actions caractérisées par un ratio d’inégalité trop important. Ces résultats soulignent que les investisseurs sensibles aux politiques sociales pourraient contribuer à réduire les inégalités salariales dans les entreprises.
[1] Pan Y., Pikulina E.S., Siegel S., Wang T.Y., “Do Equity Markets Care about Income Inequality ? Evidence from Pay Ratio Disclosure”, The Journal of Finance, 2022, 77, 1371-1411.
Edith Ginglinger est professeur à l’Université Paris-Dauphine
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