Un éternel recommencement

Publié le 14 avril 2023 à 18h08

Isabelle Job Bazille    Temps de lecture 4 minutes

Nous vivons une période de profondes transformations. Le monde est en pleine recomposition géopolitique, percuté par la révolution technologique du numérique et, demain, par celle de l’intelligence artificielle. Face à la dérive climatique, il entame à marche forcée sa transition vers une économie bas carbone. Les chocs successifs, de la pandémie de Covid à la guerre en Ukraine, ont par ailleurs obscurci l’horizon.

La géopolitique mondiale se structure aujourd’hui autour de la rivalité stratégique entre la Chine et les Etats-Unis. Le bras de fer entre ces deux grandes puissances, qui se disputent le leadership mondial, se mue progressivement en un conflit multiforme – diplomatique, commercial, technologique et idéologique –, au point de nous faire craindre que ce face-à-face ne dégénère en une véritable guerre, avec les points chauds que sont Taïwan ou la mer de Chine méridionale. Cet affrontement hégémonique est parfois taxé de « nouvelle guerre froide », à l’instar du rapport de forces entre les deux superpuissances d’après-guerre, les Etats-Unis et l’Union soviétique, qui a structuré les relations internationales à partir de 1945. 

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ces deux pays se lancent dans une course aux armements afin de démontrer leur supériorité technologique et se livrent également à des guerres par procuration, en Corée ou au Vietnam, avec un affrontement idéologique par alliés interposés. Seule la dissuasion nucléaire, avec un « équilibre de la terreur », empêche un conflit militaire direct et installe un équilibre géopolitique instable où alternent des périodes de tensions et de détente jusqu’à la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc de l’Est au tournant des années 1990. L’affrontement hégémonique actuel entre la Chine et les Etats-Unis a certes un parfum de guerre froide mais, dans un monde globalisé et interconnecté qui profite aux deux camps, c’est moins par l’usage de la force que par la force de l’influence que ces adversaires projettent leurs volontés de puissance.

Sur le front économique, la période d’après-guerre, dite des Trente Glorieuses, est marquée par une expansion économique sans précédent. Les innovations se démocratisent, les emplois sont abondants et l’organisation scientifique du travail (OST) – connue sous le nom de « taylorisme » – permet d’importants gains de productivité, redistribués sous forme de hausses de salaires et de pouvoir d’achat. On assiste à une massification de la production et à la naissance de la société de consommation. Ce modèle s’essouffle dès la fin des années 1960 avec une baisse de la productivité, des profits et de l’investissement sur fond de saturation de la consommation de biens durables. 

Mais la vraie rupture intervient en octobre 1973. Après le déclenchement de la guerre du Kippour, les pays pétroliers décident, en représailles contre les alliés d’Israël, un embargo sur le pétrole, dont les prix passent de 3 à 12 dollars en quelques mois. La crise pétrolière s’aggrave à la suite de la révolution iranienne de 1979, avec un nouveau doublement du prix de l’or noir. Le pétrole représentant à l’époque plus de 45 % du mix énergétique mondial, les coûts de production et les prix flambent, la production industrielle chute, les faillites se multiplient et le chômage explose. On entre dans un régime dit stagflationniste où coexistent une inflation élevée et une stagnation économique. L’échec des politiques keynésiennes de relance ouvre alors la voie à la doctrine monétariste qui préconise d’assécher la masse monétaire pour venir à bout de l’inflation. Paul Volcker, qui prend la tête de la Réserve fédérale américaine en 1979, érige la lutte contre l’inflation au rang des priorités et augmente fortement les taux d’intérêt, faisant plonger l’économie américaine en récession.

Cette poussée inflationniste sur fond de crise pétrolière n’est pas sans ressemblance avec la période actuelle marquée par deux chocs exogènes, Covid puis guerre en Ukraine, qui ont également provoqué une flambée des prix, notamment de l’énergie et de l’alimentaire. Ce retour en force de l’inflation marque une vraie rupture, alors que le monde s’était accoutumé à une sorte de « Nouvelle Normalité » avec un régime de croissance molle, d’inflation faible et de taux d’intérêt bas. D’ailleurs, les banques centrales, habituées à ce régime d’inflation basse et stable où tout choc peut faire basculer l’économie en déflation, ont réagi avec retard avant de mener tambour battant un cycle de resserrement monétaire vigoureux pour faire disparaître l’empreinte inflationniste. Si le passé éclaire l’avenir, la bataille contre l’inflation devrait alors être gagnée au prix, si besoin, d’une récession, de quoi nous ramener au monde d’avant ou presque… Car, comme le dit l’historien grec Thucydide, « l’histoire est un perpétuel recommencement » avec des crises et des ruptures qui sont sources d’angoisse mais aussi d’ouverture vers un nouveau monde des possibles. 

Isabelle Job Bazille Directrice des Etudes Economiques ,  Crédit Agricole S.A.

Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.

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