La lettre gestion des groupes internationaux

EDITION AVRIL 2023

Droit du travail et devoir de vigilance

Publié le 21 avril 2023 à 9h00

PwC Société d'Avocats    Temps de lecture 4 minutes

Par Bernard Borrely, avocat associé, PwC Société d’Avocats / Et Fanny Marchiset, avocate, PwC Société d’Avocats

La loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre a été adoptée en France à la suite du drame humain de l’effondrement du Rana Plaza. Ce bâtiment situé dans la capitale du Bangladesh hébergeait notamment plusieurs ateliers de confection de sous-traitants et fournisseurs de grandes marques européennes de la fast-fashion. Son effondrement, le 24 avril 2013, sera à l’origine de 1 135 morts parmi les 3 122 salariés présents sur les lieux, alors même que cet immeuble avait été évacué et fermé la veille à la suite de la découverte de fissures, démontrant les désastreuses conditions de travail de ces salariés.

La création d’un devoir de vigilance en 2017 fût une grande innovation française puisque la proposition de directive européenne sur le même sujet (Corporate Sustainability Due Diligence Directive) n’a été adoptée que 5 ans plus tard, le 23 février 2022. L’objectif de cette loi était d’identifier les risques et de prévenir les atteintes graves, envers les droits humains, les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société et de tous les intervenants de la chaîne de valeur : filiales, sous-traitants et fournisseurs. 

Bien que fort louable dans son intention, on peut s’interroger, 6 ans après l’entrée en vigueur du devoir de vigilance et 10 ans après l’effondrement du Rana Plaza, sur la capacité qu’aurait eu cette loi à éviter cette catastrophe, ou tout au moins à engager la responsabilité des grandes entreprises donneuses d’ordre.

Tout d’abord, et c’est la première critique évidente qui peut être faite sur le devoir de vigilance, seul un très faible nombre d’entreprises sont contraintes de mettre en place un plan de vigilance. En effet, l’établissement d’un tel plan ne s’impose qu’aux entreprises employant, y compris dans leurs filiales :

  • au moins 5 000 salariés sur le territoire français, ou 
  • au moins 10 000 salariés dans le monde.

En 2023, seules 250 entreprises environ entraient dans ce champ d’application et étaient ainsi soumises à l’obligation d’élaborer et de mettre en œuvre un plan de vigilance. Ainsi, il est probable que tous les donneurs d’ordre des ateliers de confection du Rana Plaza n’auraient pas été soumis à l’obligation d’élaborer un plan de vigilance si cette obligation avait existé en 2013. Il est d’autant plus regrettable d’avoir restreint le champ d’application de la loi à un si faible nombre d’entreprises et de les contraindre à une obligation étendue à l’ensemble des intervenants de la chaîne de valeur. N’aurait-il pas été plus efficace de contraindre un nombre plus élevé d’entreprises, quitte à réduire leur obligation d’identification des risques à leurs seules filiales et principaux fournisseurs et sous-traitants ? Rappelons que la proposition de Directive CSDD a un champ d’application beaucoup plus large puisqu’elle vise les entreprises employant plus de 500 personnes et réalisant un chiffre d’affaires net supérieur à 250 millions d’euros. 

D’autre part, pour les entreprises entrant dans le champ d’application de la loi de 2017, l’obligation consiste à établir et mettre en œuvre un plan comportant des mesures de vigilance raisonnables propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains, les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement. Il s’agit pour le moins de concepts très vagues qui n’ont jamais été éclaircis par décret comme le prévoyait pourtant la loi de 2017. L’appréciation du caractère raisonnable des mesures de vigilance ou du périmètre des droits humains et libertés fondamentales est ainsi laissée à la libre appréciation du juge, ce qui n’est guère incitatif à sortir du cadre des déclarations d’intentions dont l’efficacité est particulièrement limitée sur ces sujets fondamentaux. 

S’agissant de l’implication des différents acteurs de l’entreprise dans la mise en place de ce plan de vigilance, la loi de 2017 prévoit que :

  • « le plan a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale ». Si l’on pense naturellement à l’implication des syndicats et/ou des représentants du personnel, il aurait été très utile que la loi ou un décret vienne préciser quelles peuvent être ces parties prenantes, ainsi que la méthodologie d’implication de ces parties prenantes dans l’élaboration du plan de vigilance. Il semble en effet que l’implication de ces parties prenantes ne soit qu’une faculté et non une obligation.
  • Le plan comprend « un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives de ladite société ». Il semble s’agir ici d’une obligation et non d’une simple possibilité. Toutefois, aucune indication n’est donnée quant à la méthodologie de concertation avec les organisations syndicales représentatives.

Ainsi, l’élaboration d’un plan de vigilance par les donneurs d’ordre des ateliers du Rana Plaza aurait certes permis d’identifier les nombreux risques liés à l’utilisation de ces ateliers (recours à des sous-traitants et fournisseurs provenant d’un pays où la protection des travailleurs est limitée, avec un nombre important de personnes vivant en-dessous du seuil de pauvreté, une absence de règles relatives à la sécurité des travailleurs, l’utilisation de locaux et de matériaux dangereux, etc.). Toutefois, la seule identification de ces risques n’aurait certainement pas empêché les salariés de prendre leur poste le jour du drame, malgré la fermeture du site. Et c’est là tout le paradoxe de la loi sur le devoir de vigilance, qui n’impose pas aux entreprises entrant dans son champ d’application de mettre un terme aux pratiques présentant des risques, mais uniquement d’identifier ces risques et de proposer des actions d’atténuation. Ainsi, non seulement l’établissement et la mise en œuvre effective d’un plan de vigilance n’aurait pas pu empêcher la réalisation de la catastrophe du Rana Plaza, mais il aurait certainement permis aux entreprises ayant identifié les risques dans le cadre de ce plan de vigilance de s’exonérer facilement de leur responsabilité, en démontrant que leur obligation légale avait bien été remplie du fait même de l’élaboration de ce plan.

Dans la mesure où la sanction financière initialement prévue dans le projet de loi en cas de manquement à l’obligation de publier un plan de vigilance et de le mettre en œuvre de manière effective (jusqu’à 10 millions d’euros d’amende pouvant être triplée en cas de manquement ayant occasionné des préjudices réels) a été censurée par le Conseil constitutionnel, l’apport principal du devoir de vigilance est certainement d’avoir imposé une transparence des pratiques de l’ensemble des intervenants de la chaîne de valeur des plus grandes entreprises françaises, ce qui pourrait indirectement les inciter sur le long terme à adopter des pratiques de production plus responsables.


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