La lettre gestion des groupes internationaux

EDITION AVRIL 2023

La judiciarisation des obligations en matière de durabilité

Publié le 21 avril 2023 à 9h00

PwC Société d'Avocats    Temps de lecture 4 minutes

Par Hannes Scheibitz, avocat associé, PwC Société d’Avocats / et Lionel Yemal, avocat, PwC Société d’Avocats

Après le règlement dit Taxonomie (Règlement UE 2020/852) sur l’établissement d’un cadre visant à favoriser les investissements durables, la directive CSRD (Règlement UE 2022/2464) du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité, va sensiblement élargir le champ des entreprises concernées par l’obligation de fournir des informations dites de durabilité et en renforcer le contenu (Cf. F. Danos et L. Yemal - BRDA 4/23 : La nouvelle directive CSRD en matière d’informations de durabilité). En écho à ces nouvelles dispositions, on observe un accroissement significatif des actions en justice fondées sur le non-respect de ces obligations.

Pour mémoire la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 a introduit dans le Code de commerce l’article L. 225-102-4° imposant à toute société qui emploie au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger, l’obligation de mettre en œuvre un plan de vigilance.

Ce plan de vigilance doit comporter les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi qu’à l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle. En pratique, ces mesures sont regroupées sous les vocables de « normes de durabilité » ou « obligations ESG » (pour Environnementales, Sociales et de Gouvernance).

Concrètement, il s’agit de mettre en place les outils de compliance traditionnels permettant la gestion de ces risques : cartographie des risques, procédure interne de sélection des partenaires, ligne d’alerte, formations, mesure de contrôle interne d’effectivité des process, etc.

Par ailleurs, la loi a aussi introduit dans le Code de commerce l’article L. 225-102-5 qui prévoit que le manquement aux obligations susmentionnées engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice que l’exécution de ces obligations aurait permis d’éviter. Il s’agit là d’une action en responsabilité civile engagée à l’égard de la société responsable de la mise en place d’un plan de vigilance et à l’encontre de laquelle il faut alors traditionnellement démontrer une faute, un préjudice et un lien de causalité entre les deux, c’est-à-dire dans quelle mesure la défaillance dans le plan de vigilance a permis la réalisation du préjudice invoqué.

En cinq ans, les groupes soumis au devoir de vigilance ont assuré leur mise en conformité tant par l’élaboration de procédures internes que l’instauration des gouvernances adaptées. Toutefois, en parallèle et sur la base de ces nouvelles obligations, des organisations non gouvernementales (ONG) de défense des droits humains ont multiplié en France les actions en justice contre des groupes internationaux pour manquement au devoir de vigilance et/ou en responsabilité pour obtenir des réparations.

Ainsi l’ONG Sherpa a assigné le Groupe Yves Rocher devant le Tribunal Judiciaire de Paris en mars 2022 au motif d’une violation du devoir de vigilance concernant notamment, l’exercice de la liberté syndicale, la sécurité et la santé des salariés au sein d’une filiale en Turquie. Un groupe d’ONG a assigné le Groupe Casino devant le Tribunal Judiciaire de Saint Etienne le 2 mars 2021 en raison de ses ventes en Amérique du Sud de viande bovine en lien avec la déforestation. Le groupe La Poste a été assigné le 22 décembre 2021 par un collectif de syndicat d’employés concernant l’emploi de travailleurs sans papiers au niveau de très nombreuses entreprises sous-traitantes du groupe, mettant en avant d’éventuelles défaillances dans les procédures d’évaluation des fournisseurs.

S’agissant des sujets environnementaux, plusieurs entreprises (Danone, Picard, McDonalds, Casino, Carrefour, Auchan, Intermarché, Lactalis et Nestlé) ont été poursuivies sur la base du devoir de vigilance par l’ONG ClientEarth pour ne pas avoir adopté des mesures de prudence adaptées à la nature des risques liés à l’utilisation des plastiques. A ce titre, l’ONG a sollicité : une évaluation de l’utilisation des matières plastiques employés tout au long de leur chaîne de valeur ; la réalisation d’un plan de déplastification comprenant des objectifs quantifiés et datés.

On relèvera qu’à l’initiative de l’ONG ClientEarth, en mai 2021, un tribunal néerlandais a ordonné à la société Shell de réduire ses émissions de CO2 de 45 % d’ici à la fin de 2030, par rapport aux niveaux de 2019. Un appel est actuellement en cours. La demande était fondée sur l’équivalent d’une responsabilité civile au titre d’un devoir de diligence non écrit du droit néerlandais. A cet égard, le tribunal néerlandais a déclaré que Shell avait une « obligation absolue » de réduire ses émissions de CO2, et une obligation de moyens de réduire celles résultant de sa chaîne de valeur (fournisseurs, sous-traitants, etc.). 

Cette ONG a d’ailleurs mis en demeure les membres du conseil d’administration du groupe Shell, considérant que l’absence de stratégie permettant de répondre aux ambitions climatiques de l’Accord de Paris constituait une faute au regard de la loi britannique sur les sociétés commerciales.

Rappelons que le droit des sociétés français prévoit aussi une responsabilité des dirigeants en ce compris les administrateurs. Toutefois, il s’agit essentiellement d’une responsabilité à l’égard de la société dont ils ont en charge la gestion, la direction et le contrôle et qui peut être déclenchée en cas d’infractions aux dispositions législatives ou réglementaires applicables à chaque type de société, soit de violations des statuts, soit de fautes commises dans leur gestion.

En revanche, pour qu’un tiers telle qu’une ONG engage une telle action en responsabilité civile, il lui reviendrait de démontrer une responsabilité personnelle du dirigeant, qui est admise qu’à des conditions très strictes, à savoir la preuve d’une faute détachable de ses fonctions. Il en est ainsi lorsque le dirigeant commet intentionnellement une faute d’une particulière gravité incompatible avec l’exercice normal de ses fonctions sociales (Com. 20 mai 2003, n° 99-17.092).

Enfin, très récemment, le 28 février 2023 (RG n° 22/53942), la juridiction des référés du Tribunal Judiciaire de Paris réunie en formation collégiale a rendu un jugement déclarant irrecevable l’action de trois associations à l’encontre de la société TotalEnergies visant à enjoindre cette société à exécuter ses obligations en matière de vigilance et à suspendre des travaux de développement pétrolier en Ouganda. A notre sens, cette décision n’apporte pas d’enseignement significatif. En effet, le jugement relève qu’en « l’absence de réglementation précisant les contours du standard d’une entreprise normalement vigilante », les griefs de manquement au devoir de vigilance ne relèvent pas de la compétence du juge des référés.

En revanche, le jugement a pris le soin de rappeler que la rédaction du plan de vigilance doit s’inscrire dans un travail de co-construction entre le groupe concerné et ses parties prenantes. A ce titre, la mise en demeure, adressée par toute personne justifiant d’un intérêt à agir, de se mettre en conformité (article L. 225-102-4, II du Code de commerce) doit participer d’un processus collaboratif d’élaboration du plan de vigilance. C’est pourquoi cette mise en demeure doit être « suffisamment ferme et précise pour permettre d’identifier les manquements imputés » sous peine de rendre irrecevable l’action judiciaire subséquente.

Enfin, on signalera que le 22 mars 2023, la Commission européenne a présenté une directive sur les allégations écologiques (DALE) visant à réprimer l’écoblanchiment en réglementant les modalités de communication des entreprises sur leurs allégations écologiques. La directive aurait ainsi pour ambition de réguler la publicité verte et contribuer à protéger les consommateurs de l’UE contre les allégations trompeuses, notamment en contraignant les entreprises à fournir les preuves de leurs allégations écologiques. Ces dispositions auront peut-être aussi pour effet l’émergence de nouveaux contentieux.


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