Intelligence artificielle : promesse, spéculation et fragilité financière
Depuis plusieurs années, les marchés financiers surfent sur une vague d’optimisme technologique sans précédent, portée par l’intelligence artificielle (IA). Les promesses de gains de productivité et de nouveaux modèles économiques ont propulsé les valorisations boursières à des niveaux records, laissant entrevoir la formation d’une bulle financière. Cette dynamique autoportée s’accompagne d’un risque accru de dégonflement brutal, susceptible de provoquer des corrections sévères sur les marchés qui pourraient fragiliser l’édifice financier.
Les bulles financières sont souvent liées à des phases intenses d’innovation ou de progrès techniques, qui stimulent l’investissement et peuvent générer une exubérance irrationnelle sur les marchés. Les mécanismes sont connus : les nouvelles inventions, en ouvrant des perspectives lucratives de profits, attirent des flux massifs de capitaux sur fond d’anticipations de rentabilité excessives. Cet optimisme, amplifié par les comportements grégaires des investisseurs, alimente la hausse des valorisations, qui deviennent déconnectées des fondamentaux. Pour maximiser les gains, le recours accru à l’endettement et des prises de risques de plus en plus audacieuses deviennent également monnaie courante. Autrement dit, une bulle financière résulte de la combinaison d’une croyance excessive dans la hausse future des prix et de dynamiques collectives qui s’autoalimentent, ce qui rend l’édifice particulièrement vulnérable à tout retournement des anticipations.
«Le risque systémique persiste, mais sous une forme plus diffuse, véhiculée par des expositions croisées qui le rendent plus difficile à identifier et moins traçable.»
Aujourd’hui, il ne fait guère de doute que l’intelligence artificielle constitue une technologie à usage général (GPT, General Purpose Technology) appelée à transformer en profondeur nos économies sur le long terme, à l’instar de la machine à vapeur ou de l’électricité en leur temps. Les grandes entreprises de la tech investissent massivement dans l’IA, avec une boucle de financement circulaire qui relie les fabricants de puces (Nvidia, AMD), les fournisseurs de Cloud computing (Microsoft, Oracle) et les développeurs de LLM (Large Language Model) comme OpenAI. Cette logique circulaire, qui mobilise des centaines de milliards de dollars, entretient la flambée des cours des actions technologiques, mais expose à un risque de correction sévère si les promesses de rentabilité ne se matérialisent pas comme prévu.
Nous avons déjà connu par le passé de telles vagues de spéculation financière – des chemins de fer à l’Internet, en passant par l’électrification – qui ont mobilisé d’énormes quantités de capitaux pour financer des technologies transformatrices dont les rendements n’étaient pas garantis à l’avance.
Selon le consensus de marché actuel, l’éclatement de la bulle de l’IA serait comparable à celui de la bulle Internet des années 2000, dont la spéculation, concentrée sur les marchés actions sans débordement sur le crédit ni forte exposition bancaire, avait entraîné des pertes limitées pour les investisseurs exposés et des dommages économiques modestes, sans effets systémiques comme lors de la crise financière de 2008. Le danger réside en effet dans la formation de bulles alimentées par un endettement excessif, dans un contexte où les risques sont systématiquement sous-estimés et souvent masqués par des interconnexions complexes, avec des effets de propagation mal évalués vers le cœur du système financier, à savoir les banques.
A cet égard, le financement par endettement des investissements massifs dans l’IA pourrait passer par des circuits hors du système bancaire traditionnel, au moyen de montages financiers complexes et parfois opaques, reflet d’une finance mondialisée toujours plus sophistiquée. Depuis la crise de 2008, le durcissement réglementaire a favorisé l’essor du « shadow banking », où des acteurs non bancaires (fonds d’investissement ou de dette, gestionnaires d’actifs) financent, de manière directe ou indirecte, l’économie en collectant des capitaux auprès d’investisseurs (fonds de pension, assureurs, ou privés), tout en restant étroitement interconnectés au système bancaire par des lignes de crédit, des dérivés, des opérations de pensions livrées ou divers mécanismes de transfert de risque tels que la titrisation de créances. Le risque systémique persiste donc, mais sous une forme plus diffuse, véhiculée par des expositions croisées qui le rendent plus difficile à identifier et moins traçable. Les récentes faillites américaines de Tricolor et First Brands illustrent ces vulnérabilités liées à l’opacité des financements non bancaires associés, dans les deux cas, à des fraudes ou à des irrégularités.
Les chocs technologiques et financiers semblent ainsi imbriqués, générant des forces autoamplificatrices qui propulsent aujourd’hui les hausses, mais pourraient demain accentuer les baisses. Les fragilités financières évoquées restent pour l’instant localisées et concentrées principalement aux Etats-Unis. Toutefois, si ces cas isolés venaient à s’étendre, la position centrale des Etats-Unis dans la finance mondiale conférerait un potentiel de propagation important, avec des effets domino susceptibles de compromettre la liquidité globale, d’accentuer les corrélations négatives entre classes d’actifs et, in fine, de menacer la stabilité financière mondiale.
Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.
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