La fin d’un monde

Publié le 23 juillet 2025 à 10h52

Isabelle Job Bazille    Temps de lecture 5 minutes

Pendant huit décennies, nous avons récolté les dividendes de la paix. La Charte des Nations Unies, adoptée après-guerre, établissait les principes fondamentaux des relations internationales avec une interdiction du recours à la force et le respect de l’inviolabilité des frontières.

Aujourd’hui, cet ordre mondial, fondé sur des règles et des institutions multilatérales, disparaît au profit de rapports de force avec une augmentation de la conflictualité dans les relations internationales. Ce nouveau monde se caractérise par une fragmentation et une réorganisation des espaces géographiques en sphères d’influence, dominées par les ambitions de puissance des Etats-Unis et de la Chine, mais aussi de la Russie. On voit même réapparaître des logiques impériales. Alors que Vladimir Poutine nourrit depuis longtemps une nostalgie de l’empire russe et de sa grandeur territoriale, une volonté impériale semble aussi renaître aux Etats-Unis sous l’impulsion de Donald Trump. Les conquêtes territoriales visées par le nouveau président américain, à l’instar du Groenland ou du Canada, s’inscrivent davantage dans une logique de prédation, l’objectif étant de maîtriser un maximum de ressources minières et énergétiques indispensables aux technologies de demain, symboles de puissance. En parallèle, de nouveaux acteurs émergent, regroupés sous le nom de Grand Sud, comprenant notamment des puissances de taille moyenne qui cultivent une ambiguïté stratégique ou pratiquent le multi-alignement.

«La transition d’une géopolitique centrée sur les énergies fossiles vers une « Metalpolitik » focalisée sur les ressources minérales stratégiques exacerbe les tensions entre puissances.»

Dans ce monde fragmenté et en tension, la mondialisation heureuse, porteuse de promesses de prospérité et de paix, cède progressivement la place à des politiques de repli. Les interdépendances commerciales censées dissoudre les antagonismes politiques dans les intérêts économiques bien compris des différentes puissances sont désormais perçues comme une source de vulnérabilité. Pour se protéger, les Etats-Unis de Donald Trump ont opté pour un protectionnisme brutal avec l’imposition de droits de douane punitifs en s’affranchissant des règles du commerce mondial et en tournant le dos au libre-échange qu’ils ont jadis imposé au monde. L’Europe a choisi la voie de l’autonomie stratégique ouverte qui vise à protéger ses intérêts et à réduire les dépendances critiques ou dangereuses, mais sans fermer ses frontières. Ce passage progressif d’une logique d’efficacité économique à une logique de sécurité et de résilience redessine les flux d’échanges avec des blocs commerciaux rivaux, plus régionaux et sous influence géopolitique. Au cœur de ces nouveaux enjeux géostratégiques se trouvent des minerais et métaux tels que le lithium, le cuivre, le cobalt, le nickel, le silicium et les terres rares. L’accès à ces ressources indispensables dans les domaines de la défense et des nouvelles technologies est aujourd’hui instrumentalisé à des fins politiques, notamment par la Chine qui contrôle les chaînes de valeur de la plupart de ces métaux critiques. La transition d’une géopolitique centrée sur les énergies fossiles vers une « Metalpolitik » focalisée sur les ressources minérales stratégiques exacerbe les tensions entre puissances.

Mais surtout, le monde se percevait jusqu’alors comme bipolaire avec un clivage entre les démocraties occidentales unies derrière Washington et les régimes autocratiques alignés sur Pékin ou Moscou. Le retour de Trump au pouvoir brouille les frontières de cette géopolitique binaire avec une bascule idéologique qui fracture l’Occident et bouscule les alliances traditionnelles, de quoi complexifier l’équation mondiale. Pendant des décennies, l’Amérique a été l’apôtre d’une idéologie libérale universaliste fondée sur les libertés individuelles (expression, culte, droits civiques…) et les libertés économiques (libre-échange, libre entreprise et économie de marché). Ces principes, ancrés dans la Constitution américaine, s’exerçaient jusqu’à présent dans un cadre juridique solide basé sur l’Etat de droit et un système équilibré de pouvoirs et contre-pouvoirs (checks & balances). Le mouvement incarné par Donald Trump et ses partisans MAGA (Make America Great Again) représente une véritable rupture : il oppose à cet universalisme libéral un nationalisme décomplexé qui rejette les institutions au profit d’un pouvoir exécutif fort avec à sa tête un leader qui incarne la volonté populaire face à des élites mondialistes et corrompues. Avec cette vision, les institutions fédérales se transforment en ennemies de l’intérieur, ce qui légitime le contournement des contre-pouvoirs au nom de la souveraineté du peuple. Cette tentation autoritaire est désormais partagée par les géants de la tech qui ont rallié Trump et mettent leur fortune au service d’un projet libertarien de société algorithmique, se libérant de toute régulation pour une liberté maximale. Les disciples MAGA et les techno-libertariens, qui ont en commun un rejet viscéral des élites de Washington, convergent également sur le terrain des valeurs sociétales avec une contre-révolution réactionnaire qui valorise la religion, la famille traditionnelle et la masculinité face aux dérives du wokisme.

Cette révolution idéologique métamorphose la première puissance mondiale : de bâtisseur d’un système global fondé sur des valeurs communes, l’Amérique devient une puissance plus conquérante que bienveillante, guidée uniquement par ses intérêts, ce qui ébranle les fondements mêmes de l’ordre qu’elle avait contribué à construire.

Isabelle Job Bazille Directrice des Etudes Economiques ,  Crédit Agricole S.A.

Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.

Du même auteur

Voir plus

Chargement en cours...

Chargement…