L'analyse de Patrick Artus

Les Banques centrales rejettent le «Leaning Against the Wind»

Publié le 9 mars 2020 à 11h49

Patrick Artus

"Le rejet de cette politique doit certainement faire craindre à nouveau le déclenchement dans le futur d’une crise financière."

Le «Leaning Against the Wind» est la politique monétaire que la plupart des économistes appellent de leurs vœux. Elle consiste à passer progressivement, dans les périodes d’expansion, à une politique monétaire plus restrictive pour éviter l’excès d’endettement et les bulles sur les prix des actifs, l’une et l’autre conduisant à une crise financière et à une récession.

Dans les années 1990,  puis 2000, cette politique avait été rejetée par les Banques centrales. Leurs taux d’intérêt directeurs étaient restés nettement inférieurs à la croissance des cours boursiers et à la croissance des prix de l’immobilier résidentiel. Dans les années 1990, les taux d’intérêt sont montés jusqu’à 4,5 % avec une hausse des cours boursiers de 40 % au pic ; dans les années 2000, les taux d’intérêt ont atteint jusqu’à 3,5 % avec une hausse des prix de l’immobilier de 13 % au pic.

Les taux d’intérêt, de plus, n’ont pas été suffisamment élevés pour empêcher, pendant les périodes de croissance (1997-2000 et 2002-2008), la hausse de l’endettement du secteur privé : le taux d’endettement du secteur privé passe de 128 % du produit intérieur brut en 1997 à 134 % du PIB en 2002, puis à 160 % du PIB en 2008.

Le rejet du «Leaning Against the Wind» est donc clair : les Banques centrales ont laissé monter rapidement, durant ces périodes de croissance, les prix des actifs et l’endettement, et cela a conduit aux crises et aux récessions de 2000 (avec l’explosion de la bulle boursière et la correction de l’endettement des entreprises) et de 2008 (avec l’explosion de la bulle immobilière et la correction de l’endettement des ménages). Cela a conduit, au moment des crises, à l’utilisation du «cleaning» : une politique monétaire très expansionniste au moment où la crise se déclenche pour en limiter les effets. 

Quelles sont les causes théoriques du choix des Banques centrales ? Pourquoi ont-elles rejeté le «Leaning Against the Wind» ? D’une part, parce que l’inflation n’est plus devenue forte même au plein emploi : le pic d’inflation sous-jacente (hors énergie) depuis 1995 est de 2,6 % aux Etats-Unis, de 2,7 % dans la zone euro. D’autre part, et c’est un argument intéressant, parce que les Banques centrales pensent qu’il faudrait des taux d’intérêt extrêmement élevés pour empêcher la hausse des prix des actifs ou de l’endettement, et que cela affaiblirait exagérément l’économie.

Les Banques centrales sont encore plus loin aujourd’hui du «Leaning Against the Wind». Elles ont maintenu une politique monétaire très expansionniste, d’où la persistance, aussi, de taux d’intérêt extrêmement bas (le taux d’intérêt à 10 ans sur les dettes publiques est de 0,8 % au début de 2020 pour une croissance nominale de 3,4 % par an).

Si l’endettement du secteur privé augmente peu (le crédit du secteur privé est en hausse de 4 % par an), les cours boursiers (en hausse de 25 % par an) et les prix de l’immobilier (en hausse de 5 % par an) sont en progression rapide en raison du niveau très bas des taux d’intérêt et de l’abondance de la liquidité.

La hausse qui se poursuit du taux d’endettement public (117 % du PIB en 2019 pour l’ensemble de l’OCDE, contre 108 % du PIB en 2010) peut aussi être expliquée par la politique monétaire très expansionniste. 

Il nous semble donc qu’il faut être inquiet. Le rejet de plus en plus clair du «Leaning Against the Wind» (de la réaction aux déséquilibres financiers même en l’absence d’inflation) par les Banques centrales des pays de l’OCDE doit certainement faire craindre à nouveau, et pour les mêmes raisons (explosion de bulles sur les prix des actifs), le déclenchement dans le futur d’une crise financière.

Celle-ci pourrait être grave : il n’y aurait pas, cette fois-ci, de possibilité de mener de «cleaning» : les taux d’intérêt étant extrêmement bas, il sera impossible de les baisser pour réagir à la crise. Même si la crise financière est déclenchée par le retour de l’inflation, elle sera accompagnée par une hausse des taux d’intérêt.

Patrick Artus Chef économiste ,  Natixis

Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Depuis 1998, il était directeur de la recherche et des études de Natixis. Il a été promu chef économiste en mai 2013.

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