La dangereuse impatience allemande

Publié le 26 février 2021 à 16h30

Hans-Helmut Kotz

Pour gérer la crise sanitaire déclenchée par le virus de la Covid-19, ce sont surtout les budgets publics qui ont été mis à contribution. Cela a entraîné des déficits énormes, ainsi qu’un niveau de dettes rapportées au PIB hors du commun – si l’on exclut les périodes de guerre.

En France, ce ratio va augmenter, selon le FMI, de 20 points entre 2019 et 2021, pour grimper à 117 % du PIB ; en Allemagne le ratio est de 70 %, aux Etats-Unis de 130 %. Pour enrayer cette dérive, des voix montent qui réclament une réduction des dépenses publiques. Une telle option signifierait d’abord moins d’aides pour ceux – et ils sont nombreux – qui souffrent des effets du choc sanitaire. De plus, compte tenu de l’importance des sommes en jeu, d’autres coupes deviendraient inéluctables, à commencer, probablement, par les investissements publics. Les défenseurs de cette position font valoir qu’il n’existe plus de marge de manœuvre budgétaire et qu’à défaut, les dettes vont exploser, avec comme conséquence l’(hyper-)inflation.

Ils rappellent également que, depuis 2011, en réaction aux crises de certaines dettes souveraines en Europe, des règles budgétaires ont été définies afin de parvenir aussi vite que possible à un retour à la normale. Elles prévoient notamment qu’après correction des effets cycliques, le déficit structurel ne doit pas dépasser 0,5 % du PIB. Et chaque écart à l’égard de la borne de 60 % de dette par rapport au PIB doit être corrigé de 5 % par an. Il suffit par exemple de multiplier (117 – 60) par 0,05 pour voir ce que cela pourrait impliquer pour la France. Inimaginable ! Heureusement, ces règles n’ont pas été appliquées face à la crise sanitaire. Mais peut-on continuer pour autant à maintenir l’état d’urgence ? C’est ce que Helge Braun, le secrétaire général de la chancelière Angela Merkel, a proposé fin janvier. Son diagnostic sur l’évolution de la crise l’a même conduit à suggérer de suspendre tout simplement la règle sur l’endettement qui, dans le cas de l’Allemagne, est inscrite dans la Constitution depuis 2009. La réaction a été immédiate et, dans sa grande majorité, négative : au sein de son parti, chez les commentateurs, mais aussi chez les économistes spécialisés sur les questions de politique budgétaire. Tout cela augure mal de la suite.

L’Allemagne est en effet dans une année électorale importante, avec des élections au niveau fédéral en septembre, mais aussi dans quatre provinces (ou Länder), ces scrutins pouvant modifier la composition du Bundesrat, notre seconde chambre. Cette résistance à la persistance de déficits extraordinaires relève d’une conviction profonde et en apparence convaincante : on ne doit pas dépenser plus que ses ressources. Mieux vaut même dégager un surplus – ce que nous appelons le schwarze Null (zéro ou plus). Les défenseurs de cette position saine estiment en outre qu’elle a permis ces derniers mois aux Allemands de réagir fortement pour contenir les dégâts de la crise. Dès lors, il n’y a pas de temps à perdre pour corriger le cap. Mais cette impatience à regagner le prétendument bon chemin risque de pénaliser gravement nos économies – et pas seulement l’économie allemande. Même sans un retour brutal aux concepts antérieurs, les Etats membres de la zone euro sont déjà en train de concevoir des budgets comportant des mesures de freinage inappropriées au vu de la situation.

Il reste en outre deux questions au moins aussi importantes : dans un environnement caractérisé par un service de la dette publique inférieur à la croissance des revenus (du PIB), est-il pertinent de se focaliser sur le ratio de dette ? Secondement, le déficit doit-il servir de boussole ? Dans les deux cas, ma réponse est : non ! En 2019, Olivier Blanchard avait lancé un débat important, en affirmant que le contexte de stagnation, dans lequel nous vivons depuis si longtemps, change la donne significativement et durablement. En outre, au lieu de prendre le déficit – qui correspond à un solde – comme variable de contrôle, mieux vaudrait suivre une règle qui lisse les dépenses courantes durant le cycle. En parallèle, il faut protéger les investissements publics, si importants pour relever toute une série de défis (risque climat, digitalisation, etc.). La vieille idée de les isoler dans un budget d’investissement pourrait à ce titre être reprise. L’impatience allemande est dangereuse, surtout si elle devient « contagieuse ».

Il serait davantage pertinent de discuter, comme le fait Xavier Ragot, le président de l’OFCE, sur les capacités de réaction à la crise et la réorientation de nos économies. Mais il ne faut pas complètement désespérer. Même s’ils sont encore minoritaires, un nombre croissant d’économistes allemands divergent de la « pensée unique », y compris au ministère des Finances. Plus rassurant encore, quand le ministre des Finances a proposé récemment le troisième programme d’aide Covid-19, beaucoup l’ont critiqué pour n’être pas assez ambitieux – et parmi eux, de nombreux promoteurs d’un retour rapide à un budget « sain ».

Hans-Helmut Kotz Center for European Studies ,  Harvard University

Hans-Helmut Kotz est Center for European Studies à Harvard University

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