L'analyse de Hans-Helmut Kotz

Les coûts d’une non-Europe

Publié le 8 juin 2020 à 10h08

Hans-Helmut Kotz

Il y a quelques jours, dans ma boîte aux lettres, j’ai trouvé le bimensuel Das Parlament, le journal quasi officiel publié par le Bundestag, le Parlement allemand. Les abonnés peuvent y suivre, souvent sous forme de verbatim, les débats au Parlement. 

Ce nouveau numéro abordait le débat sur les divers plans de stabilité et de relance, avec pour titre : «Combien coûte l’Europe ?» Les sommes évoquées sont énormes : le projet de relance proposé par «le couple franco-allemand» le 18 mai dernier faisait état de 500 milliards d’euros, celui de la Commission européenne le 27 mai est monté à 750 milliards. Ce dernier a immédiatement suscité l’opposition des «quatre frugaux» (les Pays-Bas, l’Autriche, le Danemark et la Suède), non pas sur son montant mais sur ses modalités de financement (avec l’octroi, pour partie, de subventions, plutôt qu’uniquement de prêts assortis de conditions). 

Inimaginables il y a encore deux mois, ces sommes répondent à un choc dévastateur, tout aussi inconcevable. Selon une estimation de la Commission début mai, l’économie européenne va chuter de 6 %, soit plus fortement que lors de la grande crise financière de 2007-2009 qui a entraîné la grande récession puis, par effet domino, la crise de la dette souveraine dans plusieurs Etats membres de l’Union économique et monétaire (UEM). 

Malheureusement, ce qui est sûr, c’est que cette prévision de la Commission est beaucoup trop optimiste – ce qu’a confirmé implicitement peu de temps après Christine Lagarde, présidente de la BCE, en révisant à la baisse les anticipations conjoncturelles. Selon elle, la crise actuelle serait même deux fois plus grave que la crise financière. De fait, la BCE a annoncé la semaine dernière un élargissement (+ 600 milliards d’euros) ainsi qu’un allongement (jusqu’à mi-2021 au moins) de son Pandemic Emergency Purchase Programme (PEPP).

Ce qui est intéressant en lisant les comptes rendus des débats au Bundestag, c’est qu’une assez grande majorité de parlementaires n’a pas discuté de «ce que nous coûte l’Europe», mais de ce que coûte une non-Europe. C’est une perspective très économique de réfléchir sur les coûts d’opportunité. Une Europe qui ne marcherait plus appauvrirait tout le monde – y compris les fourmis du Nord. Les économies de ces dernières sont en effet petites et très ouvertes. La remarque d’un parlementaire, selon laquelle il était dans l’interêt propre de l’Allemagne que le processus productif dans toute l’Europe soit relancé, est valable pour elles également. 

Mais comment définir cet intérêt propre ? Quelles seraient les conséquences d’un découplage durable entre les pays du Nord et ceux du Sud (ou de la périphérie) ? Le sujet avait déjà été abordé lors des débats sur un possible éclatement de l’UEM en 2011-2012. A l’époque, Dirk Schumacher, économiste chez Goldman Sachs, avait opportunément confronté quelques données : en se fondant sur la réaction de l’économie allemande après la dévaluation de la lire italienne durant la crise du Système monétaire européen (SME, en 1992-1993), il avait chiffré le choc sur le secteur industriel aux alentours de - 40 %. 

A l’évidence, nous sommes beaucoup plus exposés dans la crise actuelle. Les conséquences structurelles de la crise du Covid-19, la dimension de la rupture produite, sont incertaines. La question a été notamment soulevée par Jerome Powell, qui s’interrogeait récemment sur les cicatrices durables que la pandémie pourrait laisser sur les économies. Et, cette fois-ci, un «whatever it takes» de Christine Lagarde ne suffira pas. C’est la raison pour laquelle elle insiste sur la nécessité d’obtenir un soutien de la politique budgétaire. C’est aussi pourquoi elle a immédiatement salué la proposition franco-allemande, ainsi que le programme de la Commission. 

On peut certes trouver des points faibles dans tous ces programmes. La Commission a l’habitude de faire du marketing en exagérant les chiffres qu’elle avance. Mais cette fois, ils correspondent bien à la réalité. Certains trouvent l’effort encore insuffisant. C’est oublier qu’il s’additionne à des programmes de relance nationaux. L’Allemagne, par exemple, est actuellement en train de majorer le sien de 130 milliards d’euros (soit 4 % de son PIB de 2019, un peu moins d’un tiers de son budget annuel), ce qui devrait, peut-on espérer, avoir aussi des effets bénéfiques pour ses voisins. L’important, si l’on en croit la lecture des débats au Bundestag tels que rapportés par Das Parlament, c’est qu’une large majorité soutient ces extraordinaires projets fondés sur la solidarité. L’Europe se construit en crise, comme disait Jean Monnet. Il ne faut pas gaspiller cette crise. 

Hans-Helmut Kotz Center for European Studies ,  Harvard University

Hans-Helmut Kotz est Center for European Studies à Harvard University

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