Une résilience trompeuse

Publié le 10 mars 2023 à 18h00

Gilles Moëc    Temps de lecture 4 minutes

La catastrophe annoncée pour l’Europe en cet hiver 2022-23 ne s’est pas produite. Sous l’effet combiné de la baisse drastique de la consommation et du recours massif aux importations norvégiennes, algériennes et américaines, la rupture de l’approvisionnement en gaz russe ne s’est pas traduite par un rationnement énergétique qui aurait pu précipiter une récession profonde. Même si certains pays – dont l’Allemagne – n’ont pu échapper à une contraction du PIB au dernier trimestre 2022, celle-ci est restée limitée et les enquêtes suggèrent un premier trimestre légèrement positif. 

Cette résilience de l’économie réelle juxtaposée à une nouvelle accélération de l’inflation sous-jacente conduit naturellement la BCE à hausser le ton. Pourtant, des signes de transmission du durcissement des conditions monétaires déjà accumulé apparaissent. La frustration des banques centrales est compréhensible mais la prise en compte des délais de transmission de la politique monétaire devrait inciter à une certaine prudence.

L’impact de la politique monétaire suit une longue chaîne. La réponse de la sphère financière en est la première étape. Le durcissement des conditions financières vient ensuite progressivement affecter la demande agrégée. Ce n’est qu’en dernier lieu que cette contraction de la demande vient freiner l’inflation. Le comportement du crédit bancaire depuis quelques mois suggère que la première étape est en cours. En variation annuelle, les flux de nouveaux prêts au secteur privé non financier sont devenus très fortement négatifs en décembre. Cette évolution est en ligne avec les résultats des dernières enquêtes auprès des banques qui font état d’un durcissement de leurs critères de financement et d’une baisse de la demande de prêts, elle-même probablement réagissant à la hausse des taux d’intérêt. Historiquement, la relation entre cette « impulsion du crédit » et la croissance du PIB est assez étroite.

Il est possible que les données récentes soient encore influencées par des effets de base liés à la pandémie. Et plus fondamentalement, les réserves de liquidités constituées par les entreprises pendant la pandémie peuvent retarder l’impact de la raréfaction du crédit – ce qui contribuerait à expliquer le fait que dans de nombreux pays de la zone euro, les défaillances d’entreprises, bien qu’en hausse ces derniers mois, restent inférieures à leur niveau de 2019. Mais si la vitesse de la transmission à l’économie réelle peut s’avérer plus lente que d’habitude, les signaux de la BCE sont déjà très tangibles pour le secteur privé. Déterminer où se situe exactement le « taux d’équilibre » est très difficile en temps réel, mais la tendance du crédit suggère que nous sommes déjà en « territoire restrictif ».

La conjoncture dans des pays européens où la transmission de la politique monétaire est souvent plus rapide que dans la zone euro peut nous donner quelques indications sur les évolutions futures. En Suède – où les emprunts à taux variable sont dominants – les prix immobiliers ont déjà baissé de 16 % en 9 mois, et le PIB a chuté de près de 1 % au quatrième trimestre 2022, sous l’effet de la contraction de l’investissement résidentiel et de la baisse de la consommation, elle-même nourrie par l’érosion du pouvoir d’achat du fait de la hausse du service de la dette.

Même aux Etats-Unis, la résilience de l’économie doit être relativisée. Au cours des épisodes de durcissement de la politique monétaire observés depuis le milieu des années 1980, il a souvent fallu que plus d’une année s’écoule entre la première hausse des taux directeurs et la première décélération de l’emploi.

Sagement, la BCE a annoncé avoir mis fin à sa « forward guidance » et indique que le calibrage des prochaines décisions de politique monétaire sera « dépendant du flux de données ». En effet, une fois en territoire restrictif, le risque « d’en faire trop peu » et de maintenir un taux directeur trop faible pour reprendre le contrôle de l’inflation diminue. Une approche « en tâtonnement » s’impose. Dans ce contexte, les prises de position de certains faucons qui préconisent aujourd’hui trois hausses de 50 points de base supplémentaires en 2023 après celle de mars sont surprenantes, et nourrissent la tension des conditions financières générales.

Clairement, la « viscosité » persistante de l’inflation justifie le maintien d’un « biais haussier » sur les taux directeurs, mais s’engager aujourd’hui sur un chemin préétabli porte le risque d’aller trop loin, ce qui finalement nuirait à la crédibilité de la banque centrale. Il est toujours désagréable de naviguer à vue, mais avoir les yeux exagérément rivés à la boussole peut conduire à ignorer les nuages qui s’amoncellent. 

Gilles Moëc Chef économiste ,  AXA

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