Banques centrales : jusqu’où démontrer l’indépendance ?

Publié le 31 mai 2019 à 15h30    Mis à jour le 31 mai 2019 à 17h20

Gilles Moëc

Le revirement de la Réserve fédérale depuis décembre est significatif, passant d’une marche mesurée mais régulière vers la normalisation des taux à une attitude beaucoup plus prudente, ouvrant la voie à des baisses de taux (le marché en attend deux). Au-delà du discours, les actes sont déjà là. L’annonce d’un arrêt en septembre du dégonflement de son bilan, laissant son stock d’obligations à quatre fois le niveau d’avant-crise, témoigne d’une volonté claire de la Fed d’éviter un durcissement des conditions financières.

Ce revirement intervenant dans le contexte d’interventions explicites du président des Etats-Unis pour une politique monétaire accommodante peut créer des interrogations sur l’indépendance de la banque centrale. Selon nous, ces craintes sont excessives. Ignorer les risques macroéconomiques pour démontrer leur indépendance vis-a-vis du pouvoir politique serait contre-productif à terme pour les banques centrales, tant pour la Fed que pour la BCE. Le vrai test de l’indépendance des banques centrales est pour plus tard.

La Fed et la «fonction de réaction» de Trump

Les observateurs les plus inquiets considèrent que, paradoxalement, la prudence de la banque centrale américaine ajoute aux risques globaux, au lieu de les réduire, en donnant à Donald Trump les moyens de sa confrontation avec la Chine.

L’intensité de la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine est au moins partiellement dépendante de la répartition de son coût macroéconomique entre les deux acteurs (même si les considérations géopolitiques jouent également). Jusqu’à l’été 2018, les dommages – à simplement comparer l’évolution divergente du marché action dans les deux pays – étaient clairement visibles pour la Chine[1] . A partir de l’automne, en revanche, les investisseurs ont intégré dans la valorisation des indices américains également le coût d’une spirale protectionniste. La «fonction de réaction» de l’administration américaine est alors apparue clairement : une baisse du prix des actifs financiers aux Etats-Unis se traduirait assez rapidement par un assouplissement de la position envers la Chine.

Depuis l’hiver dernier, en revanche, la plus grande prudence de la Fed – rapidement reflétée dans les indices boursiers américains – a modifié cette fonction de réaction. S’appuyant sur une politique monétaire prête à soutenir la demande en cas de choc, l’administration américaine peut prendre le risque d’un durcissement vis-à-vis de la Chine, ce qu’elle a fait ces dernières semaines.

Pas de conflit d’objectifs

Le fait que la Réserve fédérale ait choisi de modifier son orientation dans le sens explicitement indiqué par le président des Etats-Unis n’est pas idéal «optiquement», mais la vraie question devrait être : qu’aurait-elle dû faire en l’absence de pressions gouvernementales ? Selon nous, elle aurait dû faire et dire exactement la même chose.

Premièrement, la Fed ne peut pas ignorer le risque que la guerre commerciale fait peser sur l’économie américaine. Une perte de croissance de l’ordre de 0,5 % pour cette année est déjà plausible. Certes, au premier tour, les tarifs douaniers relèveront l’inflation, mais il s’agit d’un choc transitoire : la révision à la baisse de la trajectoire de croissance se répercutera sur celle de l’inflation.

Deuxièmement, l’inflation reste étrangement faible, compte tenu des conditions cycliques. L’inflation sous-jacente a de nouveau déçu en avril, à 40 bp sous l’objectif de la Fed. Dans un tel contexte, revoir le rythme de normalisation de la politique monétaire – ou abaisser de nouveau le «taux d’équilibre – fait sens.

Troisièmement, la banque centrale ne peut pas perdre de vue l’accumulation de dette depuis la «grande récession». Ce point – mis en avant par Richard Clarida avant son arrivée au board de la Fed – milite pour une approche prudente de la «normalisation».

Quatrièmement, la Fed a d’ores et déjà ré-accumulé une certaine «force de frappe». En utilisant les élasticités du modèle Interlink, ramener le taux directeur à zéro depuis son niveau actuel se traduirait par un surcroît de croissance de 1 point en deux ans. Cette capacité acquise est à mettre en balance avec le risque de provoquer un ralentissement pour le bénéfice limité, selon nous, de relever encore les taux de 50 ou 75 pb.

Le dernier élément est «extra-américain». Les autres grandes banques centrales ne disposent d’aucune force de frappe à ce stade. La Fed détient le «stimulus de dernier ressort». A tout le moins, ne pas contribuer aux difficultés des pays émergents en procédant à une normalisation à tout prix paraît justifié.

Et la BCE ?

Pour l’instant, ce débat n’est pas central pour la BCE, mais il est implicite selon nous dans la question du choix du successeur de Mario Draghi. La BCE a épuisé ses capacités d’action par les taux. En cas de choc, la réactivation des instruments non conventionnels – en particulier les achats d’obligations souveraines – reviendra très vite sur la table.

Le QE, par nature, met la banque centrale à risque quant à son indépendance vis-à-vis des pouvoirs nationaux, à un moment où, par exemple, le gouvernement italien, conforté par les élections européennes, réclame déjà davantage de la BCE. Pour autant, selon nous, la BCE devra sans doute passer outre ces risques si les perspectives de déflation dans la zone dans son ensemble se matérialisent. La capacité à prendre un tel risque sera sans doute un critère central de choix pour le Conseil européen.

Gilles Moëc Chef économiste ,  AXA

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