L'analyse de Gilles Moëc

Gérer la dette qui vient

Publié le 2 juin 2020 à 16h20

Gilles Moëc

Un aspect très surprenant du débat économique français du moment est la vitesse à laquelle les solutions les plus extrêmes – comme l’annulation de la dette publique détenue par la Banque centrale – sont envisagées avant même que les moindres signes de tension sur la soutenabilité de la dette apparaissent. Il se peut bien sûr que la tribune dans Le Monde appelant à ce type de mesure alors que l’Etat français paie 0 % pour s’endetter à 10 ans reflète ex post une capacité d’anticipation extraordinaire, mais nous craignons que ce débat ne soit pas seulement prématuré, mais proprement contre-productif, en renforçant les préventions déjà massives dans les pays du Nord contre l’intervention de la BCE sur les marches obligataires. 

Sur le papier, annuler la dette publique détenue par la Banque centrale représente la forme la plus «bénigne» de restructuration. En effet, au moins en principe une banque centrale peut opérer à «perte». La dette qu’elle a contractée à l’égard des autres agents économiques (par exemple sous forme de dépôt des banques sur ses livres) est exprimée dans le médium – la monnaie de banque centrale – dont elle contrôle la création. Cette forme spécifique de défaut n’aurait donc pas les mêmes effets détonants sur la stabilité financière qu’une restructuration «classique» – engendrant des pertes sèches pour les investisseurs institutionnels, les banques, les ménages – aurait. 

Un premier problème toutefois est que cette approche est très clairement contraire au Traité européen. En effet, un abandon de créance sur l’Etat de la part de la banque centrale est l’une des formes les plus pures de financement monétaire des autorités budgétaires dont la prohibition est explicite dans le Traité. Il ne s’agirait plus simplement de gérer une réaction négative de la Cour constitutionnelle allemande, mais aussi très probablement une censure de la Cour de justice européenne. 

Le second est qu’il est dangereux de parler de restructuration alors même que la Banque centrale est parfaitement capable d’assurer les conditions de soutenabilité de la dette publique pendant très longtemps sans utiliser de solutions extrêmes. Nous nous attendons à ce que la BCE annonce très prochainement une augmentation de son programme d’achat d’urgence, aujourd’hui limité à 750 milliards d’euros. Pour le futur immédiat, cette action de la BCE, combinée à l’initiative du Fonds de relance portée par l’Allemagne et la France, assure des conditions de financement très favorables aux Etats. 

Ce qui va compter dans les années qui viennent est d’éviter un «choc en retour» sur les taux d’intérêt jusqu’à un niveau qui serait supérieur à la croissance du PIB nominal, forçant donc les Etats à une austérité budgétaire probablement politiquement ingérable et économiquement contre-productive. Pour cela, nous sommes favorables à ce que la BCE, une fois l’urgence pandémique passée et les achats nets interrompus, porte dans son bilan les titres publics accumulés pendant un temps très long (possiblement plusieurs décennies) en les réinvestissant. Cette approche permettrait de «stériliser» la part de la dette publique directement liée au choc pandémique jusqu’à ce que la croissance nominale accumulée permette d’absorber le «retour» de ces titres sans choc excessif pour la politique budgétaire. 

Une telle approche rend nécessaire le maintien d’un niveau de confiance entre les différents Etats membres, dont les cultures monétaires sont différentes, sur un temps très long. Parler aujourd’hui d’annulation des actifs actuellement détenus par la BCE ne peut que pousser les pays «ordo-libéraux» à s’opposer à la poursuite de la politique monétaire actuelle, et au «portage» long de la dette publique par la BCE. Les débats qui semblent parfois purement intellectuels peuvent avoir des conséquences très réelles. 

Gilles Moëc Chef économiste ,  AXA

Du même auteur

Voir plus

Chargement en cours...

Chargement…