Ressources humaines

Fonctions finance : la grande rotation

Publié le 9 septembre 2022 à 11h02

Joffrey Marcellin    Temps de lecture 13 minutes

Très en vogue actuellement, le phénomène de « grande démission » s’apparente plutôt à une grande rotation : les salariés ne décident pas de ne plus travailler, mais de changer d’entreprise. Le mouvement n’épargne pas les entreprises du secteur financier, qui tentent de trouver les moyens de retenir leurs collaborateurs. Rémunérations, flexibilité, meilleures perspectives de carrière : tous les leviers sont actionnés.

Plus de 470 000 Français ont quitté leur poste en CDI au 1er trimestre 2022 selon la DARES, soit 20 % de plus qu’en 2019. La tendance est encore plus criante chez les moins de 35 ans : 42 % d’entre eux envisagent de démissionner dans les douze prochains mois selon un sondage OpinionWay pour Indeed. « Aujourd’hui, 62 % des actifs se disent à l’écoute d’opportunités ou en recherche active d’emploi, affirme Aurélien Boucly, directeur au sein du cabinet de recrutement Robert Half. Les candidats n’hésitent plus à bouger. On voit que les cycles en entreprises sont de plus en plus courts et que la fidélité à une société n’est plus une priorité. Désormais, le bien-être au travail passe avant. »

La fonction finance n’échappe pas à cette tendance.

L’ « envie d’ailleurs », couplée à une pénurie de candidats, se matérialise par une forte hausse du turn-over à la fois dans les banques, les cabinets de conseil et les directions financières des entreprises, qui luttent pour attirer et retenir les talents. Ce turn-over est particulièrement redouté par les services financiers des entreprises, car il fait planer un risque sur la qualité et la fiabilité de l’information financière produite. Pour faire face à ces départs inopinés, les employeurs ont entamé une grande réflexion sur les différents moyens de gagner en attractivité. « L’enjeu aujourd’hui est d’attirer et de garder des salariés qui sont multi-sollicités, indique Nathalie Legrand, directrice de la practice banque pour le cabinet en conseil de carrière et outplacement Oasys Dirigeants. Dans ce contexte, la gestion des talents et du parcours professionnel devient essentielle pour les entreprises, qui font tout pour se différencier. La plupart des nouvelles recrues étant le fruit d’un débauchage. »

Des process de recrutement à l’évolution de carrière en passant par la rémunération, tout est passé en revue pour répondre aux nouvelles aspirations de salariés en quête de sens et d’équilibre avec leur vie personnelle. « Le défi est d’autant plus prégnant que nous touchons ici à des métiers indispensables au fonctionnement de l’entreprise, qui ne peut se passer d’un directeur financier, d’un contrôleur de gestion ou d’un responsable comptable », ajoute Aurélien Boucly.

La gestion des talents, priorité des directeurs financiers

  • La situation de tension que connaît actuellement la fonction finance place la gestion des talents au cœur des préoccupations (3e priorité), selon la dernière étude de PwC sur les priorités 2022 des directions financières, dans laquelle plus de 400 directeurs financiers ont été interrogés. Cette enquête révèle une grande propension des DAF à mettre en place de nouveaux modes de fonctionnement hybrides intégrant une part de télétravail pour répondre aux attentes de leurs collaborateurs.

Des vagues de départ dans les banques d’affaires et cabinets de conseil

Pour mieux comprendre la survenance de ce « grand mercato », il faut se replacer dans le contexte de reprise post-Covid. « La période de latence de mars à septembre 2020 et donc le report des décisions de changement d’employeur  a fortement joué sur l’important nombre des démissions des financiers post crise », explique Mikael Deiller, executive director chez Michael Page. Ainsi, depuis fin 2021, le vivier de talents disponibles est inférieur aux besoins du marché. Par conséquent, le rapport de force s’est inversé au profit des candidats, qui n’hésitent plus à hausser leur niveau d’exigence avec leurs futurs employeurs, qui n’ont d’autres choix que de s’adapter. « Aujourd’hui, le pouvoir est clairement entre les mains des candidats, qui saisissent cette opportunité pour faire grimper les rémunérations ou réclamer des conditions de travail plus avantageuses, y compris en termes de télétravail, détaille Aurélien Boucly. Ils sont également très attentifs aux perspectives d’évolution interne. De l’autre côté du spectre, les entreprises n’ont d’autres choix que de s’adapter, elles sont dépendantes de ces métiers. Une société continue de fonctionner avec un commercial en moins, mais pas sans son comptable. »

Indéniablement, quelque chose a changé dans les aspirations des financiers. « La rémunération a toujours été un élément d’attractivité, relate Nicolas Granjon, débusqueur de talent pour le cabinet de conseil en recrutement Taste RH. La nouveauté depuis la fin de la période Covid, c’est la quête de sens, les préoccupations sociales et environnementales qui passaient complètement au second plan il y a encore quelques années. En quelques mois, les banques d’affaires et les cabinets de conseil en stratégie ont fait l’objet d’une vague de départs sans précédent au profit des start-up, de l’entreprenariat ou du travail en free-lance, qui répondaient mieux à leurs nouvelles exigences. »

La plupart de ces départs sont le fait de jeunes diplômés qui s’inscrivent dans une nouvelle démarche incluant beaucoup moins la notion de sacrifices personnels. « Aujourd’hui, nos clients évoquent des difficultés de recrutement sur l’ensemble des fonctions financières, qu’il s’agisse des commissaires aux comptes, des directeurs financiers, mais également dans l’audit financier et dans la banque, tout le monde est touché, précise Myrtille Lapuelle, avocate en droit social chez Coblence. Les profils juniors rejettent en bloc une certaine manière de travailler, ils ont de nouvelles exigences au niveau du rythme et du temps de travail. Ils ne veulent plus travailler 14 heures par jour et sont également très regardants concernant les valeurs sociétales défendues par l’entreprise. »

«Aujourd’hui, le pouvoir est clairement entre les mains des candidats, qui saisissent cette opportunité pour faire grimper les rémunérations ou réclamer des conditions de travail plus avantageuses, y compris en termes de télétravail. »

Aurélien Boucly Directeur ,  Robert Half

Toutes les fonctions financières concernées

Cette difficulté de recrutement s’observe pour l’ensemble des cadres des directions financières, des comptables aux trésoriers en passant par les contrôleurs de gestion. Pour autant, tous les DRH et chefs d’équipe ne semblent pas avoir pris la mesure du décalage entre leurs attentes et l’état du marché. « J’ai échangé récemment avec une directrice commerciale d’un grand groupe qui cherche un contrôleur de gestion expérimenté, avec un profil très précis, pour un salaire de 50 000 euros par an, raconte Aurélien Boucly. Je lui ai parlé d’une candidate formée à l’EM Lyon en 2018, avec 4 ans d’expérience, mais qui touchait déjà une rémunération supérieure à la proposition et souhaitait passer à 60 000 euros par an pour envisager un changement de société. C’était hors de question pour elle, mais cette réaction montre bien qu’elle n’a pas conscience de l’état du marché. » Résultat : pas de recrutement, et en attendant c’est le pilotage de la performance du groupe qui en pâtit.

Dans ce contexte de course à l’attractivité, les directions financières des entreprises ont tout intérêt à revoir leurs fondamentaux pour se démarquer de leurs concurrentes. « Aujourd’hui il y a un enjeu de marque employeur très fort, y compris pour les directions financières. Cette situation est plutôt positive car les lignes vont bouger avec ce coup de projecteur sur les besoins profonds des collaborateurs, et qui peut s’en plaindre, questionne Antonin Decosse, directeur des opérations Ile-de-France chez LHH Recruitment Solutions. Les entreprises, les banques et les cabinets de conseil doivent saisir cette opportunité de communiquer sur leurs atouts, les perspectives qu’ils offrent et leur mode de management, réadaptés au regard des nouvelles aspirations de leurs salariés. »

«Les entreprises, les banques et les cabinets de conseil doivent saisir cette opportunité de communiquer sur leurs atouts, les perspectives qu’ils offrent et leur mode de management, réadaptés au regard des nouvelles aspirations de leurs salariés.»

Antonin Decosse Directeur des opérations Ile-de-France ,  LHH Recruitment Solutions

Les entreprises contraintes de s’adapter

La situation est telle que la gestion des talents s’impose désormais comme une préoccupation majeure. L’objectif premier est de retenir les salariés. Pour favoriser la rétention, les entreprises jouent sur tous les leviers à leur disposition. « A commencer par le salaire, explique Aurélien Boucly. La plupart des entreprises ont augmenté les postes clés pour tenter de les maintenir. » Une initiative poussée à son paroxysme par certaines d’entre elles, qui tentent de rendre leurs salariés « inachetables » en créant des salaires de rétention, si élevés qu’ils décorrèlent le salarié de son marché. « Certains préfèrent surpayer leur financier plutôt que de dépenser du temps et de l’argent dans leur remplacement, confirme Mikael Deiller. Seulement, cela va poser un problème de cohérence en interne, car il faudra aligner tous les salaires de l’entreprise pour éviter les tensions, et ça peut coûter cher. »

De fait, la variable rémunération ne suffit pas à elle seule à favoriser la rétention, et doit être accompagnée d’une amélioration des conditions de travail. « La flexibilité est un élément d’attention important depuis la période Covid, la plupart des salariés souhaitent avoir la possibilité de télétravailler », détaille Mikael Deiller. Par ailleurs, la capacité à repenser un poste de travail est lui aussi un véritable élément de différenciation : « Il s’agit de rendre un poste plus attractif afin de séduire les potentiels candidats, poursuit le directeur exécutif de Michael Page. Récemment, pour recruter un directeur comptable, le CEO s’est particulièrement intéressé aux attentes du candidat. Pour le convaincre, il a joué sur le salaire, sur les conditions de travail avec du home office notamment, mais il a surtout injecté une dimension “contrôle” sur un périmètre spécifique au poste, ainsi qu’une dimension “projet et transformation”. Cela permet au candidat de gagner en compétence et de se projeter vers un éventuel poste de direction financière tout en assurant à date les tâches de comptabilité pour lesquelles il a été recruté. » Un bon moyen de fidéliser le salarié en lui offrant la possibilité de progresser.

Le salaire reste le premier motif de changement de poste

Pourriez-vous changer d’entreprise si l’on augmentait votre salaire ? A cette question, posée par l’enquête publiée en mars dernier par de Robert Half, 75 % salariés interrogés répondent par l’affirmative, faisant de la rémunération la motivation principale d’un changement de poste. La possibilité de faire évoluer sa carrière arrive en deuxième position (54 %), suivi de la recherche d’un meilleur équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle (53 %). A noter également que près d’un salarié sur deux (47 %) serait prêt à quitter son entreprise pour effectuer un travail plus en adéquation avec ses valeurs, et plus d’un sur trois (36 %) pourrait passer le pas pour acquérir plus de flexibilité dans son travail.

Les directions financières amenées à diversifier leurs recrutements

Car les perspectives de carrière sont également un point d’attention important des candidats. « Il s’agit ici de redéfinir clairement les règles du jeu en termes de possibilités d’évolution pour le salarié, affirme Antonin Decosse. Il doit pouvoir se dire : “si je remplis tel objectif, je vais pouvoir évoluer dans tel sens et dans tant d’années”. » Avec le double bénéfice de remobiliser les collaborateurs tout en favorisant les évolutions internes dans des délais plus courts. « Les entreprises nous sollicitent pour travailler sur l’ensemble de ces points, et nous les aidons à mettre en place une stratégie de recrutement et de rétention des talents, ajoute le directeur des opérations de LHH. Mais une fois cette stratégie mise en place, la direction financière doit communiquer sur les avantages réels, les possibilités concrètes d’apprendre et d’évoluer. »

Néanmoins, travailler sur ces différents éléments ne garantit pas de trouver la personne souhaitée sur ce marché très tendu. Et pour faire face aux urgences de recrutement, les directions financières doivent s’ouvrir à la diversité. « Les entreprises ne peuvent plus recruter uniquement dans certaines écoles comme ça a pu être le cas dans le passé, assure Mikael Deiller. Il faut casser le culte de l’élitisme à la française, et aller vers d’autres types de formation, avec des profils universitaires, des profils plus techniques ou des ingénieurs. Autrement on restreint drastiquement le vivier de potentiels candidats et on passe à côté de la bonne ressource dans le bon timing. » Dans le même esprit de diversification, LHH Recruitment Solutions réfléchit sur de nouveaux modes de recrutement pour trouver de nouveaux talents, et organise notamment des processus d’entretien sans CV. « Sans CV, pas de biais sur l’école, le genre, le parcours, l’objectif est de se concentrer sur les compétences et le potentiel, précise Antonin Decosse. Le vivier de candidats étant inférieur aux besoins du marché, il est indispensable de s’ouvrir à de nouveaux profils. »

D’autant que, pour l’heure, aucun signe n’indique un ralentissement des besoins, bien que les indicateurs économiques puissent laisser imaginer un retour progressif vers une forme de normalité dans le rapport entre les entreprises et les candidats. « Les mouvements de grande rotation ne pourront durer toujours, surtout s’il s’avère que les maux qu’on nous annonce cet hiver se réalisent, prévient Myrtille Lapuelle. Il est nécessaire de réfléchir au modèle de demain afin de trouver un équilibre. » Un équilibre qui, si l’on en croit l’ensemble des recruteurs interrogés, pourrait se trouver dans un recours accru au travail en free-lance. « Les financiers seront peut-être demain des hommes et des femmes de missions, avec des expertises très variées, projette Mikael Deiller. Le management de transition est en plein essor, il répond extrêmement bien aux besoins des directions financières des entreprises, qui ne sont pas les mêmes à l’instant T que dans deux ans. Aujourd’hui, certains financiers sont prêts à quitter leur CDI pour se mettre à leur compte, car ils savent qu’ils n’auront pas de mal à trouver des clients. » Une nouvelle façon pour les financiers de se repositionner qui nécessite beaucoup d’agilité et de souplesse, ainsi qu’une bonne connaissance du métier, mais qui n’est plus réservée aux seniors. « C’est la grande nouveauté que nous observons depuis quelques mois, confirme Antonin Decosse. L’intérim management devient un réflexe pour certains salariés en quête d’indépendance et de liberté, y compris chez les plus jeunes. » En cas de difficultés économiques cet hiver, les entreprises pourraient y trouver un intérêt. Pas sûr cependant que cela s’inscrive comme une transformation sur la durée, si ce n’est à la marge.

«L’enjeu est d’attirer et de garder des salariés qui sont multi-sollicités. Dans ce contexte, la gestion des talents et du parcours professionnel devient essentielle pour les entreprises.»

Nathalie Legrand Directrice de la practice banque ,  Oasys Dirigeants

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