Métier

La revanche des juristes d’entreprise

Publié le 7 juillet 2023 à 10h12

Joffrey Marcellin    Temps de lecture 7 minutes

Autrefois relégués au second plan, les juristes occupent une place de plus en plus centrale au sein des entreprises. Indispensables pour faire face à l’inflation normative, ils revendiquent désormais un rôle stratégique et militent pour que la confidentialité de leurs avis soit protégée. Un texte est actuellement en cours de discussion à l’Assemblée.

« Les juristes d’entreprise n’ont jamais eu autant de défis à relever en même temps, souligne Philippe Coen, directeur juridique de Disney Company Europe et vice-président de l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE). Tous les textes sur le devoir de vigilance, le RGPD, la conformité, les lois environnementales et la protection des droits humains exigent de monitorer une cartographie des risques, et de réaliser des plans de prévention. » Autrefois cantonné à la gestion des litiges, le juriste a pris une autre dimension au sein de l’entreprise ces dernières années. « Pendant longtemps, nous étions le service qui enregistrait les contentieux, faisait l’interface avec les avocats externes et gérait les sinistres, indique Céline Goudon, responsable juridique auprès de SPIE Industrie. Aujourd’hui, nous passons beaucoup plus de temps sur l’analyse des contrats et la maîtrise des risques en accompagnant notamment les équipes opérationnelles. »

Se détacher progressivement de la direction financière

Ce nouveau rôle se traduit parfois très concrètement dans l’organigramme de l’entreprise, avec une fonction juridique se détachant peu à peu de la direction financière, son tuteur originel, pour devenir une « direction » à part entière au sein de l’entreprise. « Depuis 2017, je suis rattachée au directeur général et non plus à la direction financière de l’entreprise, comme c’était le cas auparavant et avec laquelle je conserve une relation privilégiée, souligne Céline Goudon. Mais ce changement de rattachement est loin d’être simplement formel. Il acte mon entrée au comité de direction de la filiale SPIE Industrie, et me permet d’être associée à l’élaboration de la stratégie de l’entreprise. » Le directeur juridique devient dès lors un partenaire quotidien du directeur général, au même titre que le directeur financier. « C’est une place que l’on cherche à gagner mais il reste du chemin à parcourir, précise Timothé Kieffer, directeur juridique adjoint de SNCF Réseau et administrateur de l’AFJE. Etant donné le rôle prépondérant du directeur juridique, et sa capacité à contribuer à l’élaboration d’une stratégie durable, je regrette que si peu d’entreprises françaises aient intégré cette fonction au sein de leur comité de direction. »

En outre, au-delà du statut qui lui est attribué au sein des organisations, la place du juriste d’entreprise dépend aussi beaucoup des relations qu’il va réussir à tisser avec l’ensemble des directions. « Ce travail de connexion avec les directeurs de business units requiert une attitude proactive de la part des juristes afin qu’ils se saisissent de certains sujets, comme le RGPD, la RSE ou le devoir de vigilance, avant qu’ils soient préemptés par d’autres fonctions de l’entreprise, affirme Céline Goudon. L’idée est d’intervenir sur des sujets pour lesquels on n’attend pas forcément le juriste de manière native, mais où il peut avoir une véritable valeur ajoutée. »

«L’idée est d’intervenir sur des sujets pour lesquels on n’attend pas forcément le juriste, mais où il peut avoir une véritable valeur ajoutée. »

Céline Goudon Responsable juridique ,  SPIE Industrie

Faire reconnaître sa valeur au sein de l’entreprise

Malgré ces changements majeurs observés depuis quelques années, la considération que devraient recevoir les juristes n’est pas encore acquise, et ils sont encore bien souvent perçus comme un poste de coûts. « Malheureusement, nous n’avons pas échappé aux plans de réduction des coûts depuis quelque temps, ce qui nous a poussé à devoir démontrer ce que nous pouvions apporter, souligne Timothé Kieffer. Sur un contentieux, par exemple, un juriste peut faire gagner énormément à son entreprise. » Ainsi, en dépit de l’explosion des risques en matière de conformité, le statut du juriste évolue encore trop lentement par rapport aux pratiques étrangères, y compris au sein des petites et moyennes entreprises. « Alors que nombre de dirigeants de PME se plaignent de crouler sous les normes, curieusement, ils sont encore trop rares à avoir intégré un juriste, confirme Timothé Kieffer. Pourtant, dans ces structures, un bon juriste sera capable de protéger la propriété intellectuelle de l’entreprise, d’aller chercher des subventions, de négocier ses contrats et même de servir d’intermédiaire avec les autorités et les pouvoirs publics locaux. »

Mais au-delà du combat mené en interne pour faire reconnaître pleinement leur valeur au sein de l’entreprise, les juristes militent depuis de nombreuses années pour que leurs conseils, notes et avis soient protégés. Car aujourd’hui, les instances de régulation (AMF, ACPR, AFA, CRE, etc.) peuvent accéder, dans le cadre de leurs contrôles ou investigations, à l’ensemble des consultations écrites par des juristes au sein de l’entreprise. Une épée de Damoclès qui restreint leur liberté d’expression écrite et les oblige à s’autocensurer. Comment, dans ce contexte, cartographier des risques en l’absence de confidentialité ? « C’est intenable, car cela revient à s’auto-incriminer », selon Philippe Coen. Appelée de ses vœux par toute une profession, cette avancée législative pourrait être entérinée dès cette semaine lors des débats sur le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice pour la période 2023-2027 qui débutent le 10 juillet, même si l’Autorité des marchés financiers (AMF) s’y oppose fermement.

Protéger la confidentialité des avis

L’article 19 du projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice a introduit, par la voie d’un amendement sénatorial, l’octroi d’un privilège de confidentialité au bénéfice des consultations juridiques rédigées par les juristes d’entreprise. Seules les autorités pénales et fiscales pourront avoir accès à ces documents. Un « legal privilege » à la française auquel s’opposent la plupart des barreaux et des autorités de contrôle, au premier rang desquels l’AMF. Le gendarme financier craint qu’une telle mesure entrave le bon déroulé de ses enquêtes. « C’est absurde, cette résistance qui fait peser sur nous une présomption de culpabilité, s’insurge Philippe Coen. Notre travail est de faire monter la chose du droit dans l’entreprise, pas de maquiller les fraudes. Par ailleurs, dans tous les pays où les avis sont protégés (Portugal, Pologne, Allemagne, Etats-Unis, Pays-Bas, Espagne, Angleterre, etc.), les enquêtes se déroulent sans accrocs. »

Renforcer son rôle stratégique

Pour les membres de l’AFJE, il en va de l’attractivité de l’entreprise et de sa souveraineté. « Ce n’est pas le combat d’une profession, affirme Timothé Kieffer. Il s’agit en réalité de mieux protéger nos entreprises. Si l’on veut inviter nos dirigeants à se confier sur leur business, leur stratégie, leurs cibles en matière de M&A, ils doivent pouvoir trouver chez leur juriste une écoute attentive et en toute confidentialité. » Une vision qui s’inscrit pleinement dans le nouveau rôle du juriste moderne, qui au-delà de ses fonctions traditionnelles (veille juridique, gouvernance, contentieux, gestion de crise et contract management) a vocation à prendre de plus en plus de place sur le volet stratégique, aux côtés des dirigeants. « C’est d’ailleurs en grande partie pour cette raison qu’un tiers des entreprises du CAC 40 ont des directeurs juridiques étrangers, relève Philippe Coen. Leurs avis sont ainsi protégés. »

Avec cette évolution législative, les juristes espèrent faire infuser le droit au sein de l’entreprise en se replaçant au centre du jeu. Cela aura pour conséquence, d’une part, de réduire les risques en matière de conformité, mais cela permettra également de créer des opportunités. « L’objectif est de faire de la contrainte normative un levier de transformation et de compétitivité », confirme Timothé Kieffer. Mais l’impact du juriste au sein d’une entreprise dépend de la place qui lui est accordée, et de la protection dont bénéficient ses consultations. De fait, la confidentialité des avis, si elle est entérinée par le législateur, permettra aux directeurs juridiques d’accéder plus facilement au rôle stratégique de premier plan qu’ils convoitent, sans mettre en danger leur structure.

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