Banque d’investissement

Traders : les banques ne veulent plus leur verser des indemnités record

Publié le 29 avril 2024 à 14h58

Mathilde Hodouin    Temps de lecture 12 minutes

Les banques internationales, dont les américaines, sont prêtes à transférer une partie croissante de leurs effectifs à Paris, mais hésitent face à l’exception française d’indemnités de licenciement particulièrement élevées pour les traders. Paris Europlace tente de faire évoluer la législation pour lever ce frein : les indemnités pourraient être plafonnées en valeur absolue. Les juristes sont partagés sur la constitutionnalité de cette mesure.

Début 2024, Bruno Le Maire annonçait préparer pour le printemps un projet de loi destiné à renforcer l’attractivité financière de la France. L’idée s’est transformée en une proposition de loi (PPL) portée par Alexandre Holroyd, député Renaissance des Français de l’étranger. Déposé à l’Assemblée nationale le 12 mars dernier, le texte a été examiné en première lecture le 11 avril puis renvoyé devant la Commission des finances. Il est actuellement examiné en première lecture au Sénat. L’article 12 de la PPL élargit la catégorie des « material risk takers » ou « preneurs de risques » en français, catégorie de salariés à laquelle appartient une majorité de traders. L’objectif ? Permettre aux banques de ne pas prendre en compte la rémunération variable dans le calcul des indemnités de licenciement, pour un plus grand nombre de salariés très bien rémunérés, puisque la loi Pacte autorise cette pratique s'agissant des material risk takers. Mais surtout, cette évolution législative (très technique) pourrait être le support d’un changement plus profond : un amendement à cet article pourrait prévoir un plafonnement en valeur absolue des indemnités de ces material risk takers, qui constituent aujourd’hui un frein à la localisation à Paris de certaines activités de marché, de la part de banques américaines notamment.

Concrètement, la catégorie des preneurs de risques inclut désormais les responsables dans les secteurs de la lutte anti-blanchiment et financement du terrorisme (LCB-FT), de la sécurité de l’information et de la gestion des accords d’externalisation de fonctions essentielles. Les « preneurs de risques » perçoivent une rémunération annuelle supérieure à 750 000 euros, ou appartiennent aux 0,3 % de salariés les mieux rémunérés au sein d’une institution financière employant plus de 1 000 personnes. Avec sa nouvelle loi, le législateur vise « un droit du travail qui prend en compte les spécificités du secteur financier », mais également « la spécialisation de la cour d’appel de Paris en matière d’arbitrage international, afin de renforcer l’attractivité de la place de Paris dans ce domaine », c’est-à-dire inciter les institutions financières étrangères en quête d’une nouvelle implantation européenne depuis le Brexit à s’implanter à Paris.

Soutenues par la Place de Paris, au premier chef par Paris Europlace, les banques militent donc pour un amendement plafonneant les indemnités de départ totales de leurs traders en France à hauteur de 8 ou 10 fois le plafond de la sécurité sociale, soit 460 000 euros dans ce deuxième cas, afin de rendre ces séparations moins onéreuses comparées aux autres pays européens. Pour justifier ce changement, les banques invoquent la spécificité de leur industrie qui dépendrait des aléas du marché. « L’idée sous-jacente de leur demande, c’est d’affirmer que les preneurs de risques dans le secteur bancaire et financier opèrent dans un environnement cyclique, explique Florence Aubonnet, avocate au Barreau de Paris, spécialiste du droit social. Les banques auraient donc besoin d’embaucher ou de réduire leurs effectifs au gré de l’évolution des marchés. » Mais la recherche d’un sur-mesure législatif se heurte à plusieurs obstacles juridiques.

Les traders sont des salariés français comme les autres

Le souhait des banques américaines bute contre une difficulté juridique majeure : tout d’abord, toute réforme des indemnités de départ s’étendrait à l’ensemble des preneurs de risques sans possibilité de régime d’exception. En effet, sur le plan constitutionnel, le principe de l’égalité en droit s’oppose à la création d’un barème spécifique pour les traders, qui serait différent de celui des autres preneurs de risques dans la banque. Or, ces salariés regroupent au sein des banques « une population qui inclut des profils variés et pas uniquement les traders ou ceux qui travaillent dans une salle des marchés », précise Florence Aubonnet. La logique cyclique des marchés n’affecte pas l’activité de tous les preneurs de risques, par exemple ceux qui travaillent dans la lutte contre le blanchiment. Pourquoi dès lors les inclure dans un dispositif d’exception du Code du travail ?

Cette logique a été fermement combattue lors des débats à l’Assemblée nationale par le député LFI Sébastien Delogu. « Nous nous opposons fermement à l’article 12, qui vise à élargir le champ de l’article L. 511-84-1 du Code monétaire et financier et a ainsi vocation à créer de nouvelles exemptions au Code du travail, privant des salariés de leurs droits. Nous défendons l’application d’un seul Code du travail, protégeant tous les salariés sans distinction », a-t-il déclaré en séance, avant que l’article ne soit voté. Quel que soit le barème hypothétique applicable aux traders, il ne peut s’opposer aux fondamentaux du Code du travail. Concrètement, « ce que demandent les banques américaines pour limiter les indemnités de départ des traders, c’est un régime qui s’appliquerait en cas de séparation sans contentieux et qui viendrait s’ajouter à la convention collective », résume Bertrand Merville, avocat au barreau de Paris et spécialiste de la transition sociale.. Mais un tel dispositif risquerait de limiter l’accès des traders à la totalité de leur indemnité de licenciement, ou même à leur indemnité compensatrice de préavis, que l’employeur doit obligatoirement leur verser.

L’indemnité de licenciement n’est pas une variable d’ajustement. En droit français, l’employeur qui licencie un salarié en CDI de manière légitime (avec un motif et en respectant la procédure) doit lui verser une indemnité de licenciement dont le montant se calcule au prorata de l’ancienneté dans l’entreprise. « Un trader reste un salarié comme un autre, abonde Florence Aubonnet. En dehors du licenciement pour faute grave ou lourde, il a droit à une indemnité de licenciement qui peut déjà représenter une fortune en raison de son niveau de rémunération. » La convention collective de la banque offre en effet une indemnité de licenciement plus avantageuse que celle garantie par le droit du travail, soit 50 % du salaire brut moyen (en fixe) perçu au cours des 12 mois qui précèdent la rupture du contrat de travail. Depuis la loi Pacte en 2019, le salaire variable est exclu de ce calcul. Par ailleurs, la loi prévoit une exception au principe de l’interdiction de toute sanction pécuniaire en matière de droit du travail (article L. 511-84-1 du Code monétaire et financier) si le trader manque à ses « obligations d’honorabilité et de compétence ». Il devra alors restituer tout ou partie de son variable à son ex-employeur.

«Un trader reste un salarié comme un autre: en dehors du licenciement pour faute grave ou lourde, il a droit à une indemnité de licenciement qui peut déjà représenter une fortune en raison de son niveau de rémunération»

Florence Aubonnet avocate spécialiste du droit social ,  Barreau de Paris

L’indemnité de départ, une logique juridique et culturelle

Au-delà du lobbying, la demande des banques anglo-saxonnes de plafonner la somme versée pour se séparer d’un trader traduit en réalité une différence culturelle fondamentale dans la qualification de l’indemnité de départ. Car cette dernière n’est pas toujours automatique en cas de licenciement. En droit allemand et en droit britannique, l’indemnité de départ obligatoire se limite ainsi au licenciement économique. Et en ce qui concerne le droit américain, l’indemnité de licenciement n’existe tout simplement pas ! Aux Etats-Unis, la loi fédérale du Fair Labor Standards Act (FLSA) stipule ainsi depuis 1938 que les employeurs ne sont pas tenus de verser une indemnité de départ. « L’idée derrière cette absence, c’est que l’indemnisation du salarié ne doit pas récompenser l’échec », analyse Florence Aubonnet. Toutefois, il serait erroné d’en conclure que les traders repartent les mains vides.

L’usage dans l’industrie de l’investment banking consiste à traiter cette question dans le contrat de travail de ses salariés. Par la suite, en cas de licenciement, l’indemnité de départ devient l’objet d’une transaction entre les parties au terme de laquelle l’ex-salarié s’engage à ne pas poursuivre son ancien employeur. Cette logique n’existe pas dans l’Hexagone. Ainsi, si la France prévoit une formule de calcul précise pour l’indemnité de licenciement, il n’en reste pas moins que cette dernière n’a pas valeur de transaction qui fermerait la porte à toute réclamation. Contrairement au Royaume-Uni où l’accord à l’amiable (« settlement agreement ») écarte le risque de poursuites ultérieures, un salarié français peut toujours porter son dossier devant les prud’hommes s’il juge son indemnité de départ insuffisante.

Quand les banques américaines demandent un barème spécifique pour leurs traders français, elles évoquent ainsi le manque de visibilité en cas de contentieux. Cette question a pourtant déjà été traitée par le législateur. Depuis 2017, le barème Macron limite les indemnités perceptibles en cas de licenciement abusif c’est-à-dire sans cause réelle et sérieuse, à trois mois minimum de salaire fixe brut (dès deux ans d’ancienneté) et jusqu’à 20 mois maximum (à partir de 30 ans d’ancienneté). Depuis la loi Pacte, le variable n’est plus inclus dans le calcul. En revanche, l’indemnité pour licenciement abusif est cumulable avec l’indemnité de licenciement légale dans la limite du montant maximum prévu par le barème. « La marge de manœuvre des juges à l’intérieur du barème est assez grande, estime Florence Aubonnet. Les banques ou les autres établissements employant des preneurs de risque connaissent la même incertitude que les autres employeurs en France. La différence est d’ordre quantitative, le montant des indemnisations dont nous parlons sera beaucoup plus élevé. »

Quel sort pour les différés en cas de contentieux ?

En cas de contentieux avec leurs traders français, les banques anglo-saxonnes sont confrontées à une difficulté juridique supplémentaire, à savoir l’interprétation de leur plan de rémunération. « Les différences d’interprétation des politiques de rémunération des banques rendent parfois les négociations de départ difficiles, reconnaît Florence Aubonnet. C’est le cas avec les variables différés qui sont versés par tranche sur plusieurs années. Certains salariés les interprètent comme une rémunération de leur performance une année donnée, et donc comme un dû, même en cas de licenciement avant l’échéance. Mais pour les banques, ces sommes ont aussi pour objectif de fidéliser ses collaborateurs et le droit de la percevoir est donc soumis à une condition de présence dans l’entreprise. » En l’absence d’une jurisprudence claire, les procédures judiciaires peuvent durer des années.

Mi-mars 2024, la cour d’appel de Paris a ainsi tranché en faveur de la banque Morgan Stanley dans le procès qui l’opposait depuis 10 ans au banquier d’affaires Bernard Mourad. Il réclamait le versement de 1,4 million d’euros de bonus différé après avoir démissionné. « Nos clients internationaux sont très étonnés de la fluctuation de la jurisprudence en France sur la condition de présence afférente à la rémunération variable, en particulier dans le secteur financier, confirme Claire Toumieux, avocate associée du cabinet A&O Shearman et responsable du département droit social. Pourtant, la loi distingue bien l’attribution de l’acquisition des différés, c’est une donnée fondamentale de la réglementation du secteur financier. Avec l’affaire Mourad, la jurisprudence française confirme qu’il est possible d’inclure une condition de présence à la date d’acquisition pour inscrire la collaboration dans la durée sans porter une atteinte injustifiée et disproportionnée à la liberté de travailler. » Du reste, la pratique du rachat de bonus (aussi appelé « welcome bonus ») permet déjà au trader qui démissionne d’obtenir d’un nouvel employeur une somme équivalente au différé non perçu chez son employeur précédent.

«Tout texte qui tendrait à plafonner les indemnités de licenciement pour une catégorie particulière de salariés présente un risque élevé de censure de la part du Conseil constitutionnel.»

Frédérick Lacroix avocat associé, pratique réglementation financière ,  Cabinet Clifford Chance

Si l’actualité judiciaire avec l’affaire Bernard Mourad penche en faveur des banques, la PPL présentée par le député Alexandre Holroyd ne répond cependant pas à leur demande d’un plafonnement des indemnités de départ des traders en France. « Tout texte qui tendrait à plafonner les indemnités de licenciement pour une catégorie particulière de salariés présente un risque élevé de censure de la part du Conseil constitutionnel, analyse Frédérick Lacroix, avocat associé en charge de la pratique réglementation financière du cabinet Clifford Chance à Paris. A ce stade, l’article 12 ne change rien au régime d’encadrement des rémunérations variables », mais il élargit le champ d’application de la loi Pacte c’est-à-dire les catégories de salariés concernées par l’exclusion de la rémunération variable dans le calcul de leurs indemnités de départ. « C’est peut-être la première brique d’un plafonnement des indemnités de départ, mais il faudra compléter le texte par voie d’amendement ou utiliser un autre véhicule législatif pour y parvenir », affirme Frédérick Lacroix.

Cette analyse rejoint celle de Paris Europlace, qui estime possible d’utiliser ce véhicule législatif pour que soit voté un amendement à l’article 12, lors l’examen du texte au Sénat, les 14 et 15 mai en séance publique. Pour le lobby de la Place de Paris, s’il n’est pas possible, constitutionnellement, de plafonner les indemnités pour une seule catégorie de salariés, rien n’empêche de voter un plafond de 460 000 euros pour tous les salariés en France. Le gouvernement rétorque à cela qu’un tel plafonnement général serait mal perçu, le principe même étant difficile à faire passer politiquement... alors qu'une telle somme n’est atteinte que par une infime minorité de salariés. Mais si le risque politique apparaît trop élevé, limiter ce plafond aux seuls material risk takers, une catégorie clairement et objectivement définie, éviterait tout risque d’inconstitutionnalité, estiment les juristes de Paris Europlace. Le dialogue continue entre la Place de Paris et Bercy. Réponse à la mi-mai.

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