Stratégie

Les commissaires aux comptes accélèrent sur l’ESG

Publié le 19 novembre 2021 à 12h43

Anaïs Trebaul    Temps de lecture 12 minutes

Marginal il y a quelques mois encore, l’audit de l’information extra-financière au sein des cabinets de commissariat aux comptes est en passe de devenir un sujet majeur. Alors que la réglementation dans ce domaine s’intensifie, le secteur se prépare à cette prochaine révolution en lançant de vastes programmes de formations, et en recrutant de nouveaux profils.

C’est le prochain big bang des professionnels du chiffre : l’audit des données extra-financières va considérablement modifier dans les années qui viennent le travail des commissaires aux comptes. A tel point qu’ils sont nombreux à comparer la situation actuelle à la mise en place des normes IFRS au début des années 2000. « L’exigence de données extra-financières est de plus en plus prégnante dans le monde économique : les investisseurs ont besoin de ces informations pour sélectionner leurs participations, les banques pour accorder certains prêts, les entreprises pour choisir leurs fournisseurs… Nous observons depuis quelques années un effet de ruissellement, remarque Damien Duheron, associé chez Fiteco. La vérification de ces données devient donc un enjeu primordial, au même titre que l’audit des données financières. »

«La CNCC a lancé ces derniers mois un vaste programme de formations sur les sujets extra-financiers. Plusieurs d’entre elles donneront lieu à l’obtention d’un visa ou d’une formation certifiante. »

Carole Cherrier Présidente du groupe de travail sur le reporting non financier ,  CNCC

De nouvelles réglementations

Plusieurs de ces professionnels sont d’ores et déjà amenés à travailler sur ces sujets « ESG ». Depuis la clôture des comptes 2018, les entreprises cotées de plus de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires, ou non cotées de plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires, ayant un effectif supérieur à 500 personnes, doivent publier une déclaration extra-financière (DPEF). Or celle-ci doit être certifiée par un organisme tiers indépendant (OTI), qui est dans la majeure partie des cas représenté par un cabinet d’audit. « Il convient de vérifier que la DPEF ne présente pas d’incohérence manifeste, explique Eric Solomampionona, associé chez GMBA. Pour cela, l’auditeur analyse comment l’entité s’organise pour collecter l’information extra-financière, interroge sur les risques ESG qu’elle a identifiés et sur le dispositif mis en œuvre pour en réduire l’exposition. Il vérifie également que toute cette démarche est cohérente avec l’environnement global et extra-financier de l’entité auditée. »

Face à l’essor des enjeux extra-financiers, d’autres documents sont également de plus en plus demandés par les parties prenantes des entreprises et nécessitent d’être contrôlés. Les OTI interviennent ainsi dans le cadre de missions complémentaires, comme la mise en place de financements indexés sur l’atteinte d’objectifs extra-financiers.

Toutefois, le rôle des CAC dans la vérification des données extra-financières est amené à aller bien plus loin. « Les auditeurs ont un rôle à jouer pour apporter de la crédibilité à l’information extra-financière et éviter toute forme de greenwashing », souligne Damien Duheron. 

Les commissaires aux comptes vont d’abord devoir contrôler de nouvelles informations. D’une part, la réglementation « Taxonomie » publiée en juin 2020 impose désormais aux entreprises d’établir une classification de leurs activités au regard des enjeux climatiques et environnementaux. Sa mise en place se fera progressivement, mais de premiers éléments devront figurer dans les URD (ex-document de référence)  dès 2022. De quoi déjà remplir le planning des auditeurs. D’autre part, le projet de directive sur les rapports de durabilité des entreprises (CSRD pour Corporate Sustainability Reporting Directive), publié en avril dernier par la Commission européenne, va contraindre, à compter de 2024, les entreprises à présenter des éléments extra-financiers beaucoup plus précis qu’actuellement (impact de l’environnement sur l’entreprise et inversement impact de l’entreprise sur l’environnement, données sectorielles, lien entre performance extra-financière et performance financière, etc.). Une norme extra-financière, au même titre que les normes comptables, est également en cours d’élaboration.

Une ouverture de la certification extra-financière à tous les cabinets

En outre, le nombre d’entreprises concernées par l’obligation d’information ESG va être étendu. De ce fait, le scope de sociétés à contrôler va considérablement s’élargir. Pour l’instant, ce sont surtout les grandes entreprises et les ETI qui sont concernées par la publication de reporting extra-financier. A partir de 2024, la directive CSRD va obliger toutes les sociétés cotées, ainsi que celles non cotées réalisant plus de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires et ayant un effectif supérieur à 250 salariés, à publier un reporting extra-financier, faisant ainsi passer le champ d’application de la DPEF, « qui est d’environ 2 000 entreprises actuellement, à 10 000 ou 15 000 en 2024, soit une multiplication par cinq du nombre de sociétés à auditer », estime Damien Duheron.

Or aujourd’hui, seuls 28 cabinets d’audit en France sont « OTI » – et ainsi habilités à certifier les données extra-financières des entreprises. « Pour l’instant, pour obtenir le statut d’OTI, les cabinets et leurs associés doivent être accrédités auprès du comité français d’accréditation (Cofrac), indique Carole Cherrier, présidente du groupe de travail sur le reporting non financier de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes (CNCC). Cette accréditation est délivrée après un audit des cabinets, qui porte sur leur conformité aux exigences de la norme ISO 17029, et après avoir vérifié la compétence technique en développement durable de l’auditeur. Ce processus peut prendre plusieurs mois. » A terme, tous les commissaires aux comptes devraient pouvoir auditer ces documents. La CNCC travaille actuellement avec les instances européennes et françaises, afin qu’à partir de 2024, les cabinets n’aient plus besoin de suivre ce processus pour pouvoir auditer la DPEF, considérant que leur simple diplôme et expérience suffit. 

Cet assouplissement est aussi une manière d’élargir la certification extra-financière à des cabinets plus petits, qui sont pour l’instant moins présents sur ces sujets. « Ces nouvelles prérogatives extra-financières ne sont pas réservées aux grands cabinets, elles les concerneront tous à terme », insiste Laurent Vitse, associé en charge du pilotage des offres autour de la création de valeur long terme chez EY.

«Nous avons prévu de recruter une vingtaine de collaborateurs débutants d’ici à décembre, qui seront dédiés à l’audit financier et extra-financier de 20 clients du SBF 120. »

Laurent Vitse Associé en charge du pilotage des offres autour de la création de valeur long terme ,  EY

Des plans de formation

Pour répondre à ces nouveaux enjeux, les cabinets d’audit vont ainsi devoir s’adapter. Cette transition va d’abord passer par une phase de formation. Pour l’instant, les CAC n’ont quasiment pas été formés sur ces aspects. Pour contrôler les données extra-financières des entreprises, ils appliquent la même démarche qu’en audit financier et ce sont généralement ceux qui ont une appétence naturelle pour les sujets extra-financiers qui prennent en charge ces audits. Pour les points environnementaux ou sociaux les plus précis, ils s’appuient généralement sur l’intervention d’experts spécialisés.

Des initiatives de la part des grands cabinets

Consciente que des progrès devenaient indispensables dans ce domaine, la CNCC a lancé ces derniers mois un vaste programme de formations. « Plusieurs d’entre elles donneront lieu à l’obtention d’un visa ou d’une formation certifiante, précise Carole Cherrier. Une série de webinaires d’acculturation sur différents sujets ESG est ainsi prévue (qu’est-ce que la DPEF, comment réaliser un bilan carbone, quels sont les enjeux liés à la biodiversité, etc.), des formations en e-learning ont été développées avec l’école de commerce Audencia (comptabilité carbone, mesure d’impact, contrôle et risques du développement durable, etc.) ; nous avons également développé en interne une formation sur la façon de réaliser un diagnostic ESG ou un bilan carbone. » Objectif pour l’association : faire passer le nombre de CAC spécialisés sur ces sujets, qui sont autour de 500 à 600 actuellement, à 4 000-5 000 dans un an (sur un total de près de 12 000). Les étudiants seront eux aussi concernés par ces formations ESG. Le Haut Conseil du commissariat aux comptes (H3C) souhaite également réformer la formation initiale qui permet l’accès à la profession pour que tous les jeunes diplômés arrivent sur le marché du travail avec un bagage ESG.

Dans le même temps, les plus gros cabinets commencent eux aussi à lancer leur propre programme. EY est en train de développer un cycle de formation pour ses auditeurs. « Plusieurs sujets seront abordés, comme la méthodologie d’audit extra-financier, les enjeux liés au climat, la connaissance des standards actuels et à venir, etc., détaille Laurent Vitse. Nous allons former progressivement nos collaborateurs, mais l’objectif est que d’ici trois ans, l’ensemble de nos équipes aient ce bagage extra-financier. » Un objectif partagé par Mazars, qui a choisi au printemps dernier de former massivement tous ses collaborateurs aux sujets ESG. « Le but est de rendre nos collaborateurs “bilingues” sur les sujets financiers et extra-financiers, via un parcours de formation au long cours, explique Virginie Chauvin Associée, responsable sustainability services chez Mazars. Des formations de culture générale sur les sujets extra-financiers seront d’abord dispensées, puis le parcours sera progressivement adapté au rôle de l’auditeur. »

Les experts-comptables également mobilisés

  • Si les commissaires aux comptes commencent à voir leurs missions évoluer du fait de l’essor de l’information extra-financière, les experts-comptables sont, de leur côté, d’ores et déjà mobilisés sur ces sujets. « En tant qu’experts-comptables, nous sommes les principaux conseillers des dirigeants, rappelle Damien Duheron, associé chez Fiteco. Nous avons donc un rôle d’animateur et de co-constructeur dans le développement de l’information extra-financière des entreprises. Nous réfléchissons avec elles à leurs enjeux RSE prioritaires et nous les aidons grâce à des benchmarks sectoriels. Ensuite, nous les conseillons dans le choix des indicateurs extra-financiers et dans la fixation de leurs objectifs. »
  • Des missions qui sont, comme pour les CAC, amenées à s’intensifier. « Pour l’instant, nous avons surtout des missions pour des ETI, puisque leurs banques et leurs actionnaires sont très demandeurs d’informations extra-financières, souligne Damien Duheron. Nous avons également quelques demandes de la part de PME, essentiellement pour les aider à prouver l’existence d’un plan d’action ESG dans le cadre d’appels d’offres de clients, mais elles sont moins nombreuses. Leur nombre devrait progresser dans les mois à venir. »
  • La profession anticipe, à ce titre, une évolution du contenu de ses missions. « Au lieu de nous concentrer principalement sur la comptabilité fournisseur et client, au travers de la saisie de factures, nous allons devoir de plus en plus travailler sur la comptabilité sociale – que nous suivons déjà pour la constitution de fiches de paie –, à travers par exemple le calcul du nombre d’accidents du travail, mais également sur la comptabilité environnementale (calcul des émissions de gaz à effet de serre par exemple), indique Damien Duheron. A terme, la moitié de nos missions porteront sur des sujets extra-financiers. »

Des équipes dédiées

De plus, les cabinets vont devoir recruter. Pour répondre à la demande croissante des entreprises sur les sujets extra-financiers et anticiper leurs futurs besoins lors de l’application de la directive CSRD, les gros cabinets, plus en avance sur ces sujets, commencent à constituer des équipes dédiées, en recrutant de nouveaux auditeurs. C’est notamment le choix fait par Mazars. « Nous sommes en train d’expérimenter un parcours hybride, où un groupe d’une trentaine d’auditeurs – recrutés en interne et en externe – disposent dès cette année d’un temps consacré à l’audit financier, et un autre à l’audit des informations non financières, détaille Virginie Chauvin. Ils disposent également d’un parcours de formation spécifique, plus poussé. »

EY a de son côté décidé de lancer un programme de recrutement, baptisé « Impact ». « Nous avons prévu de recruter une vingtaine de collaborateurs débutants d’ici à décembre, qui seront dédiés à l’audit financier et extra-financier de 20 clients du SBF 120, disposant d’une surface d’audit suffisante, souligne Laurent Vitse. L’objectif est de les former à intervenir sur les deux thématiques. Nous recherchons donc avant tout des profils capables d’acquérir des compétences aussi bien dans les registres financiers que non financiers. Nous allons également recruter quelques profils plus expérimentés, qui puissent manager ces équipes. Pour les sujets environnementaux, sociaux ou de gouvernance plus pointus, nous allons continuer à faire appel à des spécialistes en interne. » Même certains cabinets de plus petite taille commencent aussi à constituer des équipes dédiées. Chez Fiteco, un premier recrutement pour un poste transverse, qui chapeaute les sujets extra-financiers pour le cabinet, est en cours.

Ces recrutements ne sont que les premiers. Ils sont amenés à se poursuivre, au fur et à mesure de l’entrée en vigueur des réglementations. En effet, plusieurs cabinets anticipent une forte augmentation de leur activité. « A nos missions d’audit financier vont s’ajouter des missions d’audit extra-financier, qui sont également plus complexes, constate Laurent Vitse. Nous devons être prêts à investir dans de nouvelles équipes afin de pouvoir répondre à ces nouveaux besoins. » Selon des cabinets, ces phases de recrutement semblent pour l’heure remporter un franc succès auprès des candidats. L’essor des sujets extra-financiers pourrait en effet apporter un nouvel élan à la profession qui, depuis quelques années, attirait de moins en moins les jeunes diplômés.

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