Rémunération

Carlos Ghosn, une exception française

Publié le 23 novembre 2018 à 15h56    Mis à jour le 23 novembre 2018 à 17h31

Thomas Feat

En matière de rémunération, Carlos Ghosn, président de l’alliance Renault-Nissan Motor-Mitsubishi Motors actuellement soupçonné de fraude fiscale et d’abus de biens sociaux, fait depuis plusieurs années figure d’exception dans le panorama économique français. Une singularité liée tant à l’importance de ses revenus qu’à leur structuration.

La rémunération de Carlos Ghosn suscite depuis plusieurs années d’âpres et récurrentes controverses. Les affrontements, à partir de 2015, entre le chef d’entreprise et Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, le refus des actionnaires de Renault de voter les revenus du dirigeant un an plus tard… ne sont que des exemples parmi d’autres des frictions ayant émaillé, sur ce sujet précisément, l’histoire de l’alliance Renault-Nissan Motor-Mitsubishi Motors. Dans ce contexte, l’arrestation la semaine dernière au Japon de l’homme d’affaires franco-libano-brésilien, sur des soupçons de fraude fiscale et d’abus de biens sociaux, n’a pas manqué, fatalement, de ranimer le débat sur l’ampleur considérable de ses revenus, évaluée en 2017 à 13 millions d’euros, et sur l’opacité entourant la détermination de certaines de leurs composantes.

Jusqu’à aujourd’hui, cette somme a toujours paru justifiée, aux yeux des organes décisionnaires de l’Alliance et du principal intéressé, par le cumul des mandats exercés par le dirigeant. Situation elle-même exceptionnelle dans le panorama économique hexagonal, Carlos Ghosn occupant, il y a encore dix jours, les fonctions de président-directeur général de Renault, de président non exécutif de Nissan Motor, et de président du conseil d’administration de Mitsubishi Motors. A y regarder de plus près, on constate toutefois que, pris séparément, les revenus du capitaine d’industrie tirés de Renault et Nissan ont bien souvent dépassé, ces dernières années, les standards en vigueur dans les grands groupes français et nippons, que ce soit dans ou hors du secteur automobile. De quoi donner du grain à moudre à certains de ses détracteurs :

«Constituée d’une part fixe, variable et actionnariale, la rémunération de 7,3 millions d’euros perçue par Carlos Ghosn en 2017 au sein de Renault a largement excédé les revenus totaux médians des présidents-directeurs généraux du CAC 40 l’an dernier, évalués à 5,1 millions d’euros, indique Loïc Dessaint, CEO de l’agence de conseil en vote d’actionnaires Proxinvest. Un montant qui résulte principalement de l’attribution de 4,6 millions d’euros d’actions de performance, l’une des plus importantes parmi les grands groupes tricolores. Quant aux émoluments émanant de Nissan, d’environ 5 millions d’euros (735 millions de yens) au cours du dernier exercice, ils ont été plus de trois fois supérieurs à ceux perçus en moyenne par les dirigeants non exécutifs de l’industrie automobile japonaise.» Cela alors même que cette rémunération a diminué de 38 % l’an dernier, après que l’emblématique chef d’entreprise a laissé son siège de directeur général à son ancien protégé, Hiroto Saikawa.

De plus, au titre de ses responsabilités chez Mitsubishi (intégré à l’Alliance en 2016), Carlos Ghosn s’est vu attribuer l’an dernier une rémunération «inférieure à 100 millions de yens» (780 000 euros), selon la communication financière du groupe qui, en vertu de la loi japonaise, n’est pas tenue d’en donner la teneur exacte si celle-ci ne dépasse pas justement ce plafond. En revanche, l’Alliance a toujours affirmé que le dirigeant ne bénéficiait d’aucune contrepartie dans le cadre de la présidence du directoire de Renault-Nissan b.v., la société de droit néerlandais en charge du management stratégique du partenariat Renault-Nissan, ou de la présidence de Nissan-Mitsubishi b.v. Quoi qu’il en soit, au total, la rémunération globale de 13 millions d’euros perçue par Carlos Ghosn l’an dernier équivalait en moyenne à près de deux fois et demie celle de ses homologues du CAC 40 à temps plein. Au niveau européen, elle était en fin d’année dernière égale à 317 % de la rémunération médiane des grands patrons du secteur Automobile & Parts de l’indice Eurostoxx 600, selon Proxinvest.

Un salaire fixe 6 fois supérieur à la moyenne du CAC 40

Très atypique par son montant, la rémunération du dirigeant l’est aussi par sa structuration, qui reste difficile à établir dans son intégralité du fait de la réglementation japonaise. «Entre Renault, Nissan et Mitsubishi, Carlos Ghosn perçoit au moins deux, voire trois salaires fixes dont le montant total a dépassé les 6 millions d’euros l’an dernier, une somme située bien au-delà de la moyenne de 1,1 million constatée dans le CAC 40 sur la période», souligne Loïc Dessaint. A titre comparatif, le deuxième salaire fixe par l’importance perçu par un dirigeant d’entreprise française cotée, celui de l’ex-directeur général de Teleperformance Paulo César Salles Vasques, atteignait… 2,8 millions d’euros l’an dernier. «Un tel niveau de part fixe, garanti quelle que soit la performance de l’entreprise, n’encourage pas à l’amélioration des résultats, puisqu’elle permet une rémunération élevée quelles que soient les réalisations du groupe», déplore Loïc Dessaint.

La part variable de la rémunération du dirigeant chez Renault – 1,4 million d’euros en 2017 – s’inscrit quant à elle dans la moyenne du CAC 40. D’aucuns déplorent néanmoins certaines largesses et imprécisions dans sa détermination. Comme cela se pratique couramment, les bonus dits «maximums» de Carlos Ghosn, touchés en cas de surperformance, sont assujettis pour une bonne part à l’atteinte d’objectifs non seulement financiers, à savoir le franchissement d’un certain seuil de rentabilité des capitaux propres, de flux de trésorerie disponible et de marge opérationnelle, mais aussi qualitatifs. «Or les premiers sont peu exigeants, puisque, depuis 2011, Renault a systématiquement dépassé d’au moins 8 points de pourcentage et de 150 millions d’euros respectivement les seuils de “return on equity” et de “free cash-flow” fixés par le conseil d’administration, pointe Loïc Dessaint. Quant aux seconds, concentrés par exemple sur la réalisation d’engagements environnementaux ou sur le développement de partenariats et de synergies au niveau de l’Alliance, ils ne sont pas étayés par une grille de lecture transparente qui permettrait de les quantifier précisément, comme cela se fait dans d’autres groupes, tels Schneider ou Legrand.» Paradoxalement, c’est la marque au losange elle-même qui, en opérant des démarches de communication volontaristes consécutivement à l’épisode désastreux de 2016, aura permis la mise en lumière de ces zones d’ombre.

Des cours de Bourse en baisse

Bien qu’il soit impossible de connaître l’évolution globale de la rémunération de Carlos Ghosn depuis sa nomination conjointe à la tête de l’exécutif de Renault et de Nissan en 2005, notamment parce que la loi japonaise dispensait le constructeur nippon de toute obligation de communication jusqu’en 2010, on peut en donner un aperçu fiable sur les huit dernières années. D’environ 9,5 millions d’euros en 2010 (époque marquée par une forte crise du secteur automobile), les revenus du chef d’entreprise ont augmenté de 35 % au cours de la période. Encore, cette estimation tient-elle compte de la baisse de ses revenus chez Nissan lors du précédent exercice. Une trajectoire décorrélée de la création de valeur boursière des différents membres de l’Alliance, puisque depuis 2005 le cours de l’action Renault est stable, aux alentours de 65 euros, de même que le titre Nissan, coté à Tokyo, proche de 1 000 yens. «De telles considérations doivent être, bien entendu, mises en perspective avec d’autres indicateurs de performance, comme la progression de 6,5 % l’an dernier des ventes de véhicules de l’Alliance par rapport à 2016, ou encore le dégagement d’un bénéfice de 5 milliards d’euros pour Renault en 2017», nuance Loïc Dessaint. Un bénéfice en hausse de 47 % sur un an.

Surtout, le caractère exceptionnel de la rémunération du capitaine d’industrie récompense une réussite industrielle qui ne l’est pas moins : sous sa houlette, l’Alliance est devenue le leader mondial du secteur, avec un chiffre d’affaires passé de 72 milliards d’euros en 2005 à plus de 180 millions en 2017. Au premier semestre de cette année, le constructeur a vendu 5,58 millions de véhicules, soit 20 000 de plus que Volkswagen. Il est aussi à noter que, à l’échelle mondiale, les revenus de l’homme d’affaires ne détonne pas avec ceux de certains de ses homologues internationaux. En effet, Sergio Marchionne (ex-P-DG de Fiat-Chrysler Automobile-Ferrari décédé cet été), James Hackett (P-DG de Ford) ou encore Matthias Müller (président du directoire de Volkswagen) se sont tous vu attribuer des revenus supérieurs à 15 millions d’euros en 2017.

Dans le cadre des négociations entourant le renouvellement pour quatre ans du mandat de Carlos Ghosn à la tête de Renault, celui-ci avait consenti, pour l’exercice 2018, une diminution de 18,7 % de son salaire, un plafonnement de son variable à 100 % de sa rémunération fixe, ainsi qu’une réduction de 20 % du nombre de ses actions de performance, ajustements qui auraient eu pour conséquence de réduire sa rémunération globale d’environ 30 %. «Ironie du sort, cette résolution a été adoptée ex-ante (pour l’exercice en cours) à plus de 88 % par les actionnaires du groupe lors de la dernière assemblée générale de l’entreprise ! » signale Loïc Dessaint. Conséquence de sa sortie de route, l’emblématique patron français pourrait avoir maille à partir avec l’entreprise pour en percevoir l’intégralité, notamment en ce qui concerne ses actions de performance. Le conseil d’administration, sur proposition du comité des rémunérations, pourrait décider que ce «fait exceptionnel» justifie la non-attribution de ce programme. 

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