Centres de services partagés

L’automatisation change la donne

Publié le 26 octobre 2018 à 16h40    Mis à jour le 2 novembre 2018 à 16h04

Cécile Desjardins

L’arrivée de l’automatisation puis de l’intelligence artificielle devrait bientôt permettre aux centres de services partagés de s’affranchir d’une grande partie de leur main-d’œuvre employée à la réalisation de tâches à faible valeur ajoutée. De quoi changer la donne en matière de délocalisation, mais aussi poser d’importantes questions sur l’évolution des personnels.

«L’Inde ou la Pologne ?» La question, qui était sur toutes les lèvres lorsqu’on parlait de centres de services partagés (CSP) il y a encore quelques années, semble aujourd’hui presque anachronique. Certes, tous les centres offshore (c’est-à-dire localisés dans un pays lointain) ne sont pas en plein rapatriement, et certains groupes continuent de regarder vers des pays à bas coûts. Mais les dernières annonces concernent plutôt la France, que ce soit Vallourec à Valenciennes, General Electric à Belfort, Eramet à Clermont-Ferrand ou encore Nestlé à Issy-les Moulineaux, comme Safran, également installé à Toulouse-Blagnac...

Derrière ces déploiements, les enjeux n’ont pas changé. 

«Aujourd’hui comme hier, le premier déclencheur de la centralisation des fonctions supports est la réduction des coûts : quelle que soit la localisation, l’entreprise vise les économies d’échelle, la massification des activités et l’harmonisation des processus. L’amélioration de la qualité est aussi devenue un facteur majeur ainsi que, récemment, celle des contrôles, avec le double objectif d’éviter les fraudes et de répondre à des enjeux de conformité (compliance) de plus en plus importants», indique Christophe Radepont, associé chez Grant Thornton. De nouveaux sujets se sont aussi ajoutés avec la vague de transformation des entreprises. «Pour répondre aux nouvelles exigences de leurs business models, les groupes tentent d’améliorer l’expérience client comme l’agilité de leurs CSP», signale Bertrand Eding, directeur exécutif chez Accenture Strategy.

Si la localisation n’est plus au cœur du débat, c’est que les progrès technologiques changent la donne. «Les nouvelles technologies vont totalement modifier les besoins de main-d’œuvre, explique Sébastien Canonne, directeur associé chez BearingPoint. Les entreprises se demandent clairement aujourd’hui s’il est encore efficace de délocaliser dans des pays à bas coûts de main-d’œuvre, mais où le service n’est pas toujours à la hauteur.»

Sans compter les difficultés culturelles, comme le coût du déménagement. «L’offshoring est compliqué à gérer, tant à cause de la distance que de la langue, observe Armand Angeli, président du groupe de travail CSP de l’Association des directeurs financiers et contrôleurs de gestion (DFCG).On peut penser que le nombre de personnes en CSP lointains va être réduit d’ici quelques années, pas tant parce que les postes de travail vont être rapatriés que parce qu’ils seront purement et simplement amenés à disparaître grâce à l’automatisation…»

Une multiplication des expérimentations

De fait, une récente étude de Deloitte («Shared Services Center Trends 2017») révèle que 63 % des responsables de CSP sondés ont l’intention d’utiliser la robotique d’ici trois à cinq ans.

«Les groupes qui ont réussi à bien standardiser leurs processus peuvent aujourd’hui aller beaucoup plus loin dans l’automatisation et envisager la robotique, le cognitif et même l’intelligence artificielle, estime Jean-Michel Demaison, associé chez Deloitte. Ces technologies vont permettre de remplacer des plateaux entiers d’opérateurs, avec à la clef une réduction des coûts, mais aussi une amélioration de la qualité et du contrôle interne.» Dans une première étape, des logiciels (software) assez simples remplacent des opérateurs : c’est ce qu’on appelle la RPA ou «robotic process automation». «Beaucoup d’entreprises mènent actuellement des tests en la matière, appelés PoC pour proof of concept, afin de vérifier qu’un automate peut effectivement réaliser une tâche précise», informe Jean-Michel Demaison. Selon l’étude de Deloitte, 58 % des organisations auraient ainsi lancé des phases d’investigation et de mise en œuvre de cette automatisation, surtout aux Etats-Unis et en Europe Occidentale. Avec des attentes extrêmement élevées : près de la moitié des répondants estiment que la RPA leur offrira 20 % d’économies, 9 % espèrent même un impact de plus de 40 %. «Depuis la mise en place de nos CSP, nous cherchons à améliorer et à automatiser nos processus, en allant notamment vers la disparition du papier, témoigne Pascal Perrier-Gustin, directeur des CSP et projets d’organisation finance groupe chez Saint-Gobain. Nous avons fait des proofs of concept et, depuis janvier, nous testons un pilote sur la robotisation, dont les résultats seront présentés en novembre prochain.»

Le groupe Engie a aussi procédé à plusieurs expérimentations. «Nous avons commencé par les déclarations de TVA : le groupe en établit plusieurs centaines tous les mois», indique Michel Le Boedec, responsable jusqu’en décembre dernier des CSP du groupe Engie (2 000 personnes, localisées à 75 % en France, en charge des fonctions finance, ressources humaines, informatique, immobilier, juridique, consulting et achats). L’automatisation, opérationnelle depuis juillet 2017, a permis de réduire le temps nécessaire de 15 heures à seulement 4 heures.«Le gain de productivité s’est révélé bien plus important que ce que nous espérions, pour un coût de licence limité à quelques milliers d’euros par an, détaille Michel Le Boedec. En outre, comme l’automate n’est pas occupé tout le temps, nous pourrons lui confier d’autres tâches. Ce qui nécessite le plus d’investissement est le projet d’automatisation en lui-même : il nous a fallu quatre mois pour analyser les tâches réalisées par l’opérateur et les faire reproduire par le robot. Mais le groupe a appris et ce sera plus simple la prochaine fois...» En parallèle, le CSP d’Engie a aussi automatisé ses réconciliations de comptes bancaires (2 500 comptes tous les matins et tous les soirs), passant d’un process de 2 heures par jour à seulement 10 minutes.

Ensuite, l’objectif est évidemment d’aller plus loin : vers l’IA. «L’intelligence artificielle va pouvoir prendre en charge des aspects conversationnels avec des fournisseurs, des clients, des collaborateurs, etc. grâce aux outils de reconnaissance vocale ou textuelle et de machine learning, prévient Sébastien Canonne. L’idée est de permettre le traitement de demandes non structurées qui arrivent par mail – ou par un portail – et d’y répondre sans effort.» L’expérience est actuellement en cours chez EDF. «Depuis fin décembre, nous avons mis en place un chatbot apprenant, capable de répondre aux mails de nos fournisseurs, une tâche qui n’était pas appréciée par nos comptables mais qui occupait une douzaine de temps pleins, explique Elina Badetz, directrice du CSP comptabilité-conseil d’EDF. Techniquement, pour répondre aux mails, c’est assez compliqué de relier des systèmes d’informations au message et de choisir la réponse adaptée. Nous sommes encore en mode expérimental, mais cela commence à fonctionner en mode opérationnel.»

Des solutions coûteuses

Toutefois, en pratique, le passage au robot est extrêmement complexe. «Les consultants survendent la robotisation, mais je n’ai encore vu aucune entreprise chez qui cela fonctionne réellement, avec des résultats visibles de manière pragmatique», met en garde Eric Boersch, CEO d’Avril Services, le CSP mis en place en 2015 par le groupe agro-industriel Avril (Lesueur, Puget, Diester, etc.). De fait, la RPA ne peut être efficacement mise en œuvre que si les process de l’entreprise sont déjà parfaitement standardisés. «Pour que l’outil puisse remplacer l’humain, il faut un enchaînement de tâches très bien définies et taylorisées, reconnaît Jean-Michel Demaison. En France, cela concerne aujourd’hui surtout les grands opérateurs de la banque, de l’assurance ou des télécoms.» Surtout, il faut être capable d’intégrer les tâches automatisées dans l’ensemble des process de l’entreprise. «Avoir une application qui tourne toute seule dans son coin n’est qu’une première étape, ce qui est compliqué est ensuite de passer en production, en lien avec l’ERP de l’entreprise, explique Armand Angeli. Il y a là une marche que beaucoup ont du mal à gravir.» Enfin, il faut actuellement beaucoup de volume. «Si le robot ne tourne que 15 minutes par jour, ou 4 jours par mois, ce n’est pas rentable», confirme Jean-Michel Demaison. Reste que, si le prix de ces solutions est encore élevé, il pourrait baisser assez rapidement. «Dès 2020 ou 2022... Les déploiements seront alors massifs», juge Jean-Michel Demaison.

Des problèmes sociaux

Toutefois, l’automatisation pourrait entraîner d’importants problèmes sociaux : l’objectif est bel est bien de remplacer les hommes par des robots, dans un grand nombre de tâches à faible valeur ajoutée. «La gestion prévisionnelle de l’emploi est aujourd’hui au cœur des réflexions sur la RPA, poursuit Jean-Michel Demaison. Les entreprises qui anticipent d’importants départs à la retraite seront certainement les premières à se lancer.» Les professionnels considèrent unanimement qu’il faut penser la robotisation des CSP dans le cadre de la transformation globale de l’entreprise.«Il ne s’agit pas d’une démarche à court terme pour atteindre 70 % ou 80 % d’économies, mais d’une stratégie d’innovation et d’investissement sur le long terme : une évolution de fond qui offrira peut-être un retour sur investissement de l’ordre de 15 % à 20 % par an, mais participe surtout à l’amélioration de la qualité, à la transformation rapide de l’entreprise, à l’optimisation de ses performances et à une meilleure compliance», insiste Armand Angeli. Ce qui, finalement, semble rendre l’évolution inéluctable. «La robotisation va arriver dans tous les cas, estime Pascal Perrier-Gustin. Nous devons donc l’anticiper, comprendre comment cela fonctionne et quels seront les impacts sur l’entreprise et sa gouvernance. Il n’est pas compliqué de coder un robot, ce qui est complexe, c’est de comprendre l’impact sur les équipes et ce que cela implique en termes de formations et de reclassements... Il vaut mieux aller vers la robotisation de façon contrôlée, en accompagnant nos équipes.»

Et les comptables dans tout cela ? Une partie de leur quotidien pourrait être moins désagréable.«Les collaborateurs et les partenaires sociaux des CSP sont bien conscients des évolutions liées à l’automatisation, confie Michel Le Boedec. Il y a une part très positive, avec la suppression des tâches les plus ingrates, mais aussi un enjeu fort d’adaptation des collaborateurs aux nouvelles technologies et à de nouvelles méthodes de travail... Il y a un travail important à mener en termes de formation et d’acculturation au digital.» Car, sur le terrain, les métiers vont nécessairement évoluer. «A une échéance assez courte – de l’ordre de deux ou trois ans – il y aura une montée en compétences sur l’interprétation d’importants volumes de données, et le contrôle des process, au moyen d’outils de “process mining”», anticipe Elina Badetz, qui a déjà commencé à adapter recrutements et formations pour aller vers ces nouvelles compétences. Une révolution ? Pas forcément : les comptables n’étaient-ils pas déjà des experts de la donnée ?

Eric Boersch : «La robotisation ne fonctionne pas encore véritablement»

Mis en place en 2015 par le groupe agro-industriel Avril (Lesueur, Puget, Diester, etc.), le CSP compte aujourd’hui 215 salariés, en charge de quatre métiers (gestion administrative et paie, comptabilité générale et fournisseur, DSI, services généraux et immobilier), répartis en deux lieux géographiques (région parisienne et Rennes). «Je n’aime pas le terme de CSP et j’essaie de ne pas l’utiliser une fois que la structure a été mise en place. Nous préférons employer directement le nom de la structure que nous avons créée : Avril Services est une société indépendante, avec une convention collective différente, celle des métiers de support», explique Eric Boersch.

Dorothée Hazart-Duffau : «Il faut identifier les processus comptables à digitaliser en priorité»

Après la comptabilité fournisseur, les fonctions «fixed assets», achats et RH ont été centralisées par le groupe Arkema qui compte aujourd’hui six CSP à travers le monde (dont Chine, Malaisie, Inde et Brésil). En France, 38 personnes travaillent dans deux centres (situés l’un en banlieue parisienne et l’autre à Lyon) et gèrent 240 000 factures fournisseurs, pour 10 sociétés européennes. «Actuellement, nos processus sont déjà assez automatisés et nous essayons d’aller au bout des fonctionnalités qui existent déjà dans nos systèmes : sans même aller vers de nouveaux outils, il est nous est déjà possible d’enregistrer certaines factures de façon totalement automatisée, témoigne Dorothée Hazart-Duffau. Nous menons actuellement une veille active sur les nombreuses solutions digitales qui émergent sur le marché. L’enjeu consiste à identifier les processus comptables à digitaliser en priorité, susceptibles d’apporter une amélioration significative de l’efficacité de nos CSP au regard de nos volumes.»

Pascal Perrier-Gustin : «On n’a pas le choix de la robotisation».

Saint-Gobain, qui a lancé ses premiers CSP en 2008, en compte aujourd’hui une quarantaine dans le monde, répartis dans 25 pays. Ces centres gèrent la comptabilité de 629 sociétés du groupe et regroupent 80 % de ses comptables. Un taux qui devrait être porté à 94 % d’ici peu. La France compte aujourd’hui huit CSP : deux centres pour gérer l’industrie (153 personnes sur trois sites), cinq centres en charge des opérations de «SGDB France» (232 personnes), et un centre pour Lapeyre (48 personnes). «Leur mise en place a permis de réduire le coût de la comptabilité d’environ 30 %, indique Pascal Perrier-Gustin, précisant que Saint-Gobain n’a jamais envisagé de déplacer ses centres vers des pays à bas coût de main-d’œuvre. «L’offshoring n’est pas dans notre ADN. Nos projets d’harmonisation, d’automatisation et de digitalisation nous ont permis d’atteindre nos objectifs en termes de coûts, d’organisation et de qualité. Aujourd’hui, avec la robotisation et le développement de l’intelligence artificielle, le métier et l’organisation des CSP vont changer, il nous faut anticiper et conduire ce changement à travers toutes ses dimensions, à savoir humaine, économique, organisationnelle et sociale.»

Elina Badetz : «Nous souhaitons aller au bout de la standardisation»

Le CSP du géant électrique emploie actuellement autour de 500 personnes, en charge des achats fournisseurs, de la comptabilité générale, des immobilisations, des ventes et d’une partie de l’activité paie, sur six différents sites en France. La mise en place, à partir de 2009, a permis une réduction d’environ 30 % du nombre de salariés travaillant sur ces sujets et qui étaient auparavant répartis sur les très nombreux sites de production du groupe. «La transition s’est faite de manière progressive, sans aucun licenciement. Certains sont partis mais nous avons offert une grande mobilité interne et les sites ont été réduits petit à petit. Le plus compliqué a plutôt été de convaincre les directions opérationnelles qu’ils ne perdraient pas en niveau de services. Et nous avons fait nos preuves : ce n’est plus un sujet aujourd’hui, explique Elina Badetz, qui vise aujourd’hui une nouvelle étape. Nous souhaitons aller au bout de la standardisation pour transformer les processus de bout en bout et mettre en place des méthodes de lean excellence opérationnelle. Nous sommes donc actuellement à la recherche de tous les irritants et allons vers une amélioration continue. La démarche devrait nous permettre de faire de nouveaux gains de productivité, de l’ordre de 5 % à 10 % par an.»

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