BIODIVERSITÉ

Une thématique d’investissement en devenir

Publié le 27 mai 2022 à 12h25

Arnaud Lefebvre    Temps de lecture 13 minutes

Alors que les investisseurs ont déjà massivement déployé des stratégies d’investissement dédiées au climat, la thématique de la biodiversité reste quant à elle largement sous-exploitée. Une situation amenée à évoluer en raison non seulement des évolutions réglementaires, mais aussi des conséquences qu’un statu quo pourrait avoir sur la valorisation des actifs en portefeuille.

« Nous sommes face à l’enjeu le plus grave auquel l’humanité est aujourd’hui confrontée. » Ecrivain, réalisateur et militant écologique, Cyril Dion ne masque pas son inquiétude face à l’amplification du réchauffement climatique. Alors que la barre de 2 degrés Celsius supplémentaires, jugée fatidique par les scientifiques, pourrait être dépassée entre 2040 et 2050, le garant de la convention citoyenne française pour le climat s’est alarmé du risque de bascule « vers un monde hostile ». Et des bouleversements d’ores et déjà observés sur la biodiversité. Selon un rapport de WWF, 68 % des populations vertébrées ont disparu depuis les années 1970, tandis qu’un million d’espèces seraient aujourd’hui menacées d’extinction. En cause, notamment : la pollution provoquée par le plastique qui, multipliée par dix depuis les années 1980, affecte l’écosystème marin.

Neuf « limites planétaires »

D’après l’Observatoire français de la biodiversité, cette dernière désigne l’ensemble des êtres vivants ainsi que les écosystèmes dans lesquels ils vivent. Ce terme comprend également les interactions des espèces entre elles et avec leurs milieux. « Sans biodiversité, il n’y a pas de vie, insiste Cyril Dion. Dans ce contexte, l’enjeu est de rester dans les limites planétaires. » Ce concept de limites planétaires a été défini en 2009 par une équipe internationale de 26 chercheurs. Il renvoie à des seuils à ne surtout pas dépasser pour que la population mondiale puisse vivre dans un écosystème considéré comme sûr. Neuf ont ainsi été recensées, dans les domaines suivants : le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, les changements d’utilisation des sols, l’acidification des océans, l’utilisation mondiale de l’eau, l’appauvrissement de la couche d’ozone stratosphérique, l’introduction d’entités nouvelles dans l’environnement (pollution chimique) et l’augmentation des aérosols dans l’atmosphère. « Sur ces neuf limites, cinq ont déjà été franchies », déplore Cécile Rechatin, head of sustainable finance chez WWF France.

Alors qu’il y a urgence à enrayer ce phénomène, des efforts substantiels devront être mis en œuvre par les Etats, les entreprises et les citoyens. « Dans les dix ans qui viennent, il faudrait que l’on ait réduit nos émissions de gaz à effet de serre de 60 à 65 %, ce qui représente une transformation colossale que personne ne sait faire aujourd’hui ! », reconnaît Cyril Dion. Selon les estimations d’ONG internationales, parmi lesquelles WWF, l’Union internationale pour la conservation de la nature, Campaign for Nature et Rainforest Trust, 844 milliards de dollars d’investissements seraient nécessaires chaque année pour lutter contre la perte de biodiversité dans le monde. Soit… 711 milliards de plus que ce qui est dépensé aujourd’hui !

L’eau, une ressource si précieuse

  • Au sein de la biodiversité, l’eau occupe une place centrale. Alors que l’« utilisation mondiale de l’eau » fait partie de la liste des neuf limites planétaires, « plusieurs autres de ces limites sont également directement liées à cette ressource, observe Steve Freedman, sustainability and research manager chez Pictet Asset Management. C’est le cas par exemple du “changement climatique”, qui crée des pénuries d’eau à certains endroits et des excédents d’eau à d’autres, des “changements d’utilisation des sols” qui entraînent des problèmes d’irrigation et/ou d’infiltration, ou encore de l’“acidification des océans” ».
  • S’agissant spécifiquement des océans, ils constituent un actif essentiel pour lutter contre le réchauffement climatique. « En plus d’offrir 50 % de l’oxygène sur Terre, ils absorbent 95 % de l’excès de chaleur produit par ce dernier et 25 % des émissions de CO2, signale Isabelle Juillard Thompsen, cogérante du fonds DNB Future Waves. Caractéristiques intéressantes des mangroves, par exemple, elles peuvent absorber quatre fois plus de carbone que les forêts terrestres, à un rythme quatre fois plus rapide. » Les mangroves sont des forêts tropicales, à l’interface entre terre et mer, que l’on trouve le long des côtes et des estuaires.
  • Sur un plan économique, l’économie bleue s’impose également comme une source de croissance majeure. « Elle représente la 7e puissance mondiale en termes de PIB (plus de 1 500 milliards de dollars), poursuit Isabelle Juillard Thompsen. En ce qui la concerne, l’OCDE prévoit même une croissance deux fois supérieure au reste de l’économie mondiale durant les 10 prochaines années. »

Une thématique complexe à appréhender

Dans cette perspective, les gérants d’actifs et les institutionnels ont donc un rôle central à jouer. Certains n’ont d’ailleurs pas attendu les récents signaux d’alarme des scientifiques et de la société civile pour s’intéresser à cette problématique. « Nous avons par exemple lancé un portefeuille spécialisé dans la sylviculture durable il y a 14 ans déjà », évoque Steve Freedman, sustainability and research manager chez Pictet Asset Management. Le groupe Caisse des dépôts a également été précurseur. « Il dispose d’une filiale dédiée à la biodiversité depuis 2007 », souligne Joël Prohin, directeur du pôle gestion des portefeuilles à la CDC. Pour autant, ces quelques initiatives ne reflètent pas la réalité d’ensemble, de l’aveu de nombreux investisseurs. « Collectivement, la gestion d’actifs n’a pas été à la pointe dans ce domaine », admet Joséphine Chevallier, responsable de l’intégration ESG chez Ostrum AM. Et malgré des avancées concrètes ces dernières années, le mouvement n’en est qu’à ses débuts. « Sur la biodiversité, nous en sommes encore dans la phase amont, à nous interroger sur les thèmes d’investissement », confirme Anne-Laurence Roucher, deputy CEO, head of private equity and natural capital chez Mirova. Un constat qui se vérifie logiquement dans les documentations des instruments financiers à dimension SG émis par les emprunteurs. « Dans les obligations vertes, la part de la biodiversité dans les use-of-proceeds reste limitée, autour de 5 à 10 % pour les obligations françaises », relève Robert-Alexandre Poujade, ESG analyst, biodiversity lead chez BNP Paribas Asset Management.

Cette situation, les principaux intéressés l’attribuent essentiellement à la complexité intrinsèque du sujet. Conformément à sa définition, la biodiversité recouvre en effet d’abord une myriade de sous-thématiques, dont les tenants et aboutissants diffèrent de l’une à l’autre. « Avant de définir des stratégies d’investissement, il convient de traduire la complexité scientifique », insiste Robert-Alexandre Poujade. Dans ce domaine, les choses ont, il est vrai, commencé à bouger. « Le dialogue entre le monde de la finance et le monde académique est de plus en plus nourri », se réjouit Steve Freedman. Cependant, il demeure extrêmement difficile pour une entreprise – et encore plus pour ses investisseurs – d’évaluer avec finesse son empreinte biodiversité. « Les outils à notre disposition, comme le global biodiversity score (GBS), sont certes extrêmement utiles, mais ils ne permettent pas de l’expliquer simplement », constate Hélène Valade, directrice développement environnement de LVMH et présidente de l’Observatoire de la responsabilité sociétale des entreprises (ORSE). 

Pour les gérants d’actifs, deux problèmes majeurs en découlent. « Nous sommes souvent rattrapés par le manque de données disponibles ou, lorsqu’elles existent, par leur caractère hétérogène », indique Robert-Alexandre Poujade. Ces écueils conduisent donc les professionnels à recourir massivement à des estimations ou des modélisations, dont les résultats ne sont pas toujours parfaitement en ligne avec la réalité. « Or, si l’on ne donne pas une valeur à la biodiversité, il est difficile ensuite de réallouer les capitaux vers cette thématique », note Anne-Laurence Roucher.

La mise en conformité réglementaire, un travail de marathonien pour les investisseurs

Au même titre que l’environnement (green), la biodiversité s’apprête à faire l’objet d’un encadrement réglementaire renforcé au cours des prochaines années. « L’article 29 de la loi française énergie-climat de 2021 a ajouté cette thématique au reporting obligatoire de l’ensemble des investisseurs, indique Martine Léonard, présidente de la Société française des analystes financiers (SFAF). Et la biodiversité va également être prochainement intégrée à la taxonomie européenne. » 

Pour les sociétés de gestion, la tâche ne s’annonce pas simple. « Beaucoup de réglementations se télescopent, avec de nouveaux textes et des textes amendés comme Mifid2, explique Camille Mauguy, director, ESG & sustainable finance, financial services risks & regulatory, assurance chez PwC. Or, la rapidité d’élaboration de ce corpus pose des problématiques pratiques de mise en œuvre pour les professionnels dans la mesure où il peut y avoir des incohérences entre certains de ces textes. »

Alors que la situation réglementaire est encore appelée à évoluer durant les deux à trois prochaines années, les spécialistes recommandent d’avancer avec prudence. « La finance durable pour les acteurs financiers, c’est comme courir un marathon, poursuit Camille Mauguy : il faut prendre un bon départ, savoir où on veut aller, avec des objectifs précis. L’objectif in fine est de bâtir une stratégie à long terme. » Un avis partagé par Anne-Charlotte Roy, associée au sein du groupe Hexagone. « Par exemple, nous n’aurons pas de précisions sur le reporting attendu en matière de biodiversité avant 2023. Dans ce contexte, vouloir se mettre rapidement en conformité serait un mauvais objectif. »

Des risques majeurs…

En dépit de ces obstacles, la biodiversité est amenée à occuper une place de plus en plus prépondérante dans les portefeuilles financiers. Les raisons sont multiples. L’une d’entre elles tient à l’adoption en cours d’un vaste corpus de réglementation à l’échelle européenne (voir encadré), « qui vise notamment à donner un cadre (framework) précis aux investisseurs et à parvenir à flécher les capitaux vers cette thématique », informe Anne-Charlotte Roy, associée au sein du groupe Hexagone. Ensuite, les attentes des épargnants en la matière vont croissant. « Climat et biodiversité allant ensemble, les investisseurs aiment lier ces deux notions », confirme Anne-Laurence Roucher. Dans ce cadre, ce sujet tend à s’imposer au sommet de l’agenda des sociétés de gestion. « La biodiversité fait partie, avec les droits humains et le climat, des principales thématiques que l’on souhaite adresser dans les prochaines années », assure ainsi Peter Van der Werf, engagement specialist chez Robeco.

Cette prise de conscience quant à la nécessité d’intégrer la biodiversité dans la stratégie globale d’investissement s’explique aussi par les risques qu’encourraient les investisseurs à ne pas le faire. « Le risque de biodiversité est systémique, met en garde Thomas Page-Lecuyer, spécialiste investissements climat & ESG chez Aviva Investors France. En tant que gérants, nous gérons l’argent des autres. Au-delà de la méthodologie réglementaire, nous devons absolument intégrer les divers risques afférents – physiques (dépendance au capital naturel…), de transition, de réputation, etc. – et arriver à les évaluer afin d’éviter des défauts dans nos portefeuilles. Il ne s’agit pas d’une opportunité de faire de l’argent : c’est tout simplement une question de survie ! » Ce sentiment est largement répandu dans l’industrie financière. « La biodiversité constitue un enjeu crucial pour les gérants d’actifs, abonde Joséphine Chevallier. A titre d’exemple, une récente étude de la Banque de France indiquait que 42 % des titres détenus par des institutions financières françaises émanaient d’entreprises dépendantes de services écosystématiques. »

Vers un label ISR plus exigeant

Afin de permettre aux épargnants et investisseurs professionnels de placer plus simplement leur argent sur des supports à dimension durable, le ministère de l’Economie et des Finances a créé en 2016 le label ISR. Celui-ci est attribué au terme d’un processus strict de labellisation mené par des organismes indépendants aux fonds répondant à un cahier des charges précis. En mars 2021, la direction générale du Trésor précisait que 690 fonds étaient labellisés ISR, pour un total de près de 470 milliards d’euros d’encours. Au point de devenir incontournable. « Les investisseurs ont aujourd’hui la volonté d’avoir un label pour se positionner sur un fonds », constate Anne-Charlotte Roy, associée du groupe Hexagone.

Alors que sa réforme a été lancée le 25 mars 2021, le label ISR s’est doté en octobre dernier d’une nouvelle gouvernance. D’autres changements vont prochainement intervenir. « Il faut être plus exigeants afin de renforcer la confiance dans ce label et renforcer son utilité, assure Michèle Pappalardo, présidente du comité du label ISR. De plus, à l’heure où sortent de nombreuses réglementations européennes sur la finance durable, nous devons veiller à ce que la nouvelle version du label soit en ligne avec ces nouveaux textes. »

… mais aussi de réelles opportunités

Si d’aucuns conviennent que la biodiversité fait peser des risques majeurs sur la valorisation des actifs, certains considèrent néanmoins qu’elle représente aussi une formidable source d’opportunités sur le plan des placements. Comme le rappelle Cécile Rechatin de WWF France « le Word Economic Forum a évalué en 2020 que plus de 50 % du PIB mondial dépendait modérément ou fortement de la nature ». Les acteurs de l’économie bleue, qui devraient générer une croissance deux fois plus rapide que les autres industries au cours de la décennie à venir d’après l’OCDE (voir encadré), en sont l’une des illustrations. Certes, il ne faut probablement pas s’attendre au grand soir. « Dans l’univers coté, nous trouvons actuellement peu de sociétés qui sont apporteuses de solutions pour restaurer la biodiversité, soulève Robert-Alexandre Poujade. Même si nous nous en désolons un peu, nous devons trouver celles qui existent et les accompagner pour les aider à se développer. » Outre l’apport de capitaux, les sociétés sont également en quête d’accompagnement sur les sujets en lien avec la diversité, qu’elles ne voient toujours pas venir. « Il est nécessaire d’instaurer un dialogue entre émetteur et investisseur sur ce sujet », intime Hélène Valade. Un appel qui semble cependant avoir été entendu. « Ce dialogue spécifique sur la biodiversité avec les entreprises est effectivement faible, mais il va s’intensifier », promet Thomas Page-Lecuyer. Progressivement. 

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