Innovation et transformation

Des scénarios climatiques 2.0 ?

Publié le 4 février 2022 à 15h38

Jean Boissinot    Temps de lecture 8 minutes

GIEC, IEA, TCFD, NGFS... Nombre d’associations ont développé leurs propres scénarios climatiques, qui font l’objet de nombreuses critiques. Ceux-ci sont jugés parfois imparfaits, voire inutiles.  Et s’ils étaient surtout incompris ? Ils sont d’abord le produit d’approches différentes, qui ne dialoguent pas entre elles. Leurs utilisateurs auraient au contraire tout intérêt à les mêler.

Par Jean Boissinot, directeur adjoint, Banque de France & fellow, Institut Louis Bachelier

Depuis 18 mois, les « scénarios climatiques » semblent se multiplier. Pas un mois ne passe sans qu’une agence internationale, un think tank ou autre groupe d’experts ne publient ses réflexions dûment quantifiées sur notre avenir climatique.

De cette profusion se dégage une impression de confusion. Impression renforcée par des résumés parfois très sommaires : en réduisant ces scénarios à un chiffre ou une idée, ce sont plutôt les différences ou les incohérences (réelles ou supposées) entre ces scénarios qui seront retenues. Tel scénario donne un rôle très important à des technologies de capture et de séquestration de CO2 encore très peu matures. La part du nucléaire dans la production d’électricité augmente dans celui-ci mais diminue dans celui-là. Le prix de la tonne de CO2 émise varie du simple au triple pour une même trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Sans compter que l’évaluation précise de l’impact économique du changement climatique fait elle aussi débat. La prévision est un art délicat (surtout lorsqu’il s’agit du futur, précise la sagesse populaire) mais, sur les questions climatiques, on peut parler d’une complexité byzantine et certains suggèrent d’abandonner toute démarche dans ce sens.

Cette confusion provient d’une triple incompréhension. D’abord sur la nature des scénarios : loin du cadre probabiliste dans lequel s’est épanouie la finance quantitative depuis 150 ans, les scénarios ne sont pas des prévisions probabilisées mais quelques futurs plausibles, possibles avant d’être probables.

La deuxième incompréhension concerne le champ des scénarios. En pratique, il n’y a, au-delà du terme « scénario », que peu de choses en commun entre un scénario climatique qui capture la transformation des phénomènes météorologiques et ses conséquences physiques et socio-économiques, un scénario énergétique qui dessine la transformation de l’offre et de la demande d’énergie et en dérive une trajectoire d’émission de CO2, un scénario sectoriel qui imagine la transformation d’une activité en réponse à la contrainte climatique et un scénario macrofinancier qui cherche à intégrer toutes ces dimensions. Pourtant, chacun a son usage et sa pertinence.

La troisième incompréhension est associée à l’hétérogénéité des demandes : les scénarios destinés aux décideurs publics relèvent d’une planification qui cherche à optimiser de manière globale tandis que les scénarios utilisés par les entreprises sont le support d’une optimisation locale. Enfin, ceux mobilisés pour une analyse de risque doivent aussi décrire des futurs résolument défavorables.

Derrière cette impression de confusion qui tarde à se dissiper, on assiste cependant à des progrès rapides. Outre les progrès en matière de disponibilité et de traitement des données et une plus grande interdisciplinarité, on peut distinguer, en échangeant avec les équipes qui travaillent aujourd’hui sur ces questions à travers le monde, trois développements particulièrement prometteurs : une attention plus grande portée aux dynamiques macroéconomiques, en particulier à court terme, une exploration plus systématique des trajectoires de transition et des réflexions autour des conditions de choix et des méthodes de valorisation.

Un changement de perspective

L’analyse économique de la transition a jusqu’à récemment principalement reposé sur des integrated assessment models relevant d’une logique d’optimisation à long terme de l’appareil productif. Ces modèles envisagent implicitement un phénomène de moyen/long terme, graduel, déterminé par des logiques technologiques : une transition dans laquelle la dimension microéconomique domine largement la dimension macroéconomique.

En constatant les premiers effets de la transition et prenant la mesure de l’urgence climatique, les économistes réalisent que, pour contenir le changement climatique dans des limites acceptables, la transition doit s’envisager comme un phénomène d’ampleur macroéconomique à court/moyen terme.

Le raccourcissement de l’horizon temporel et le changement de perspective obligent à modifier la manière de concevoir des scénarios : l’addition d’approches sectorielles bottom-up « toutes (autres) choses égales par ailleurs » ne suffit plus. Il faut une réflexion top-down où les questions de croissance, d’inflation, de finances publiques, d’équilibre ou de déséquilibre macrofinancier redeviennent prépondérantes, une approche où 2025 et 2030 comptent autant voire plus que 2050 et 2100.

Un renversement de logique

La logique d’optimisation qui préside à la construction actuelle des scénarios repose sur l’idée que toutes les décisions sont prises en bénéficiant d’une bonne connaissance de l’ensemble des problèmes à résoudre. En pratique, chacun « fait au mieux » en fonction de ce qu’il sait, de ce qu’il peut. La transition n’est pas le fait d’un planificateur bénévole et omnipotent mais le résultat de tâtonnements technologiques et de paris individuels parfois très bien informés, parfois moins.

C’est sur cette base que quelques équipes explorent les conditions des grands choix de la transition et les interactions entre eux : le stockage de l’électricité permettra-t-il d’optimiser le recours aux énergies renouvelables intermittentes ? La fusion ouvrira-t-elle une nouvelle ère pour l’énergie nucléaire ? L’hydrogène jouera-t-il un rôle dans la mobilité longue distance ? La disponibilité des métaux rares sera-t-elle une contrainte à court terme ? La production industrielle sera-t-elle redistribuée en fonction d’un critère de distance ? Les habitudes alimentaires évolueront-elles en profondeur ? La transition des principales économies débouchera-t-elle sur une guerre commerciale ? etc. Les premiers scénarios visant à combiner l’ensemble des 200 ou 300 « embranchements radicaux » (triggers) de la transition bas carbone sont en cours d’élaboration et la question du bouclage macroéconomique de chacun est à l’étude. La description du futur n’est plus seulement une poignée d’esquisses mais un ensemble assez complet de trajectoires dont on identifie mieux les déterminants et les conséquences.

Un renouveau des usages

La combinaison d’une approche plus top-down et de la capacité à embrasser une complexité microéconomique plus grande est à l’origine d’un renouveau des usages, par exemple en matière de disclosure comme en matière de décision. L’usage des scénarios climatiques a été largement popularisé par l’accent mis sur le reporting financier et extra-financier. Mais le risque d’un scénario, lorsqu’il s’agit de décrire la performance d’une entreprise, c’est que les hypothèses qui le sous-tendent peuvent correspondre aux paris qu’elle fait ou être radicalement différentes des solutions auxquelles elle travaille. Le résultat de la projection sur un scénario en dira plus sur la convergence de vues entre le concepteur du scénario et la réflexion stratégique de l’entreprise que sur la qualité intrinsèque des innovations qu’elle développe. A moins d’une confiance aveugle dans l’intelligence des concepteurs des scénarios, l’exercice peut être vain. A partir d’une gamme des futurs enrichie, le recours à des scénarios redevient informatif en identifiant les paris fondamentaux que fait l’entreprise. Et la combinaison entre développements microéconomiques et cadrages macroéconomiques permet de redonner une cohérence aujourd’hui lacunaire.

Dans le second cas, il s’agit de retrouver une base pour décider et valoriser. Avec un petit nombre de scénarios, impossibles à probabiliser, la décision est inconfortable, la valorisation bancale et l’approche d’ensemble trop qualitative pour être satisfaisante. En gagnant en nuances et en étendue, la cartographie des futurs possibles informe mieux la décision et supporte une évaluation quantitative de la valeur des décisions d’investissements comme des instruments financiers : on repère les ruptures qui sous-tendent les paris sur les opportunités ou qui cristallisent des risques. La prise de décision « robuste » devient plus précise. Au prix d’une complexité surmontable, l’asset pricing redeviendrait possible (sans pour autant être une science exacte !).

Les scénarios climatiques actuels ont fait l’objet de critiques nombreuses. Ils sont le produit d’approches différentes, peu intéressées à dialoguer entre elles. Mais depuis trois ans, un travail parfois laborieux d’hybridation est en cours, notamment sous l’impulsion des banques centrales à la recherche de scénarios pour leurs usages. Comme le disait Richard Feynman : « Il est peu probable que vous découvriez quelque chose de nouveau sans vous entraîner sur de vieux trucs. » Il est possible que l’entraînement sur les vieux modèles soit en train d’ouvrir de nouvelles perspectives pour comprendre – et aider à réussir – la transition vers la neutralité carbone.

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