La lettre gestion des groupes internationaux

La Lettre Gestion des Groupes Internationaux- Juillet 2022

Principe général du droit prohibant les pratiques abusives : un filet de sécurité prétorien encore déployé dans les eaux fiscales non légalement protégées

Publié le 30 juin 2022 à 18h39

LANDRE, Stéphane

Par Valentin Leroy, PwC Société d’Avocats

Par une célèbre décision SARL Janfin rendue le 27 septembre 2006 en section1, le Conseil d’Etat avait pallié les lacunes de la procédure de répression des abus de droit d’alors, codifiée à l’article L. 64 du livre des procédures fiscales (ci-après « LPF »), en transposant à la matière fiscale le principe général issu du droit public de prohibition des pratiques abusives.

En effet, pour rappel, avant l’adoption de l’article 35 de la loi de finances rectificative pour 2008 (2), qui a refondu la procédure de répression des abus de droit, le champ d’application de cette procédure était considérablement réduit. Ainsi, par exemple, elle ne couvrait pas l’ensemble des impôts et n’appréhendait que les cas de fictivité, à l’exclusion des cas de fraude à la loi.

Pour contrer les pratiques abusives échappant à son orbite, le Conseil d’Etat avait alors habilité, dans sa décision SARL Janfin, les autorités fiscales à écarter comme ne lui étant pas opposables les actes passés par les contribuables qui sont empreints de fictivité ou s’inscrivent dans une fraude à la loi en s’appuyant sur ce principe général du droit. Cette « session de rattrapage », par construction palliative, était néanmoins ouverte uniquement aux litiges situés hors du périmètre de la procédure de répression des abus de droit de l’article L. 64 du LPF ; à défaut, un « abus de droit rampant » étant susceptible d’être caractérisé (3).

Dans la mesure où la réforme de 2008 précitée avait pour objet de procéder à une « harmonisation […] entre la procédure d’abus de droit telle que définie à l’article L. 64 du LPF et celle posée par la jurisprudence de l’arrêt du Conseil d’Etat Société Janfin du 27 septembre 2006 (4) », tout justiciable aurait pu s’attendre à une contraction du principe général du droit prohibant les abus telle qu’il se réduise à un ensemble vide. Nonobstant, comme en témoigne une récente décision du Conseil d’Etat, si la bascule du dispositif anti-abus prétorien vers celui législatif s’est opérée, elle n’a pas pour autant épuisé l’intégralité des ressources du premier.

Les faits

La société Hays France, qui constituait avec les sociétés Hays Pharm (« HP »), Hays Pharma Consulting (« HPC ») et Hays Pharma Services (« HPS ») un groupe fiscal intégré au sens des articles 223 A et suivants du CGI, a sollicité auprès des autorités fiscales le remboursement de crédits d’impôt recherche (prévu à l’article 244 quater B du CGI) au titre des exercices 2011 et 2012 à raison des dépenses engagées par les sociétés HPC et HPS (organismes privés de recherche non agréés). Ces dépenses correspondaient cependant en réalité à des travaux de recherche qui leur avaient été sous-traités par la société HP (organisme privé de recherche agréé), laquelle les refacturait ensuite à des clients tiers au groupe.

Jusqu’à l’adoption de l’article 132 de la loi de finances pour 2020 (5), qui a entendu mettre fin aux pratiques de « crédit d’impôt recherche en cascade », ce type de schéma permettait de générer, à raison des mêmes dépenses de recherche, deux crédits d’impôt distincts : l’un au niveau des donneurs d’ordre externes et l’autre au niveau des sous-traitants non agréés. Si le législateur avait identifié dès l’origine un risque de double emploi, il l’avait cependant improprement circonscrit. En effet, en vertu du III de l’article 244 quater B du CGI dans sa rédaction alors applicable, il incombait aux seuls sous-traitants agréés de déduire de l’assiette de calcul de leur propre crédit d’impôt recherche les sommes qu’ils recevaient de leurs donneurs d’ordre. Il suffisait donc à l’organisme agréé de sous-traiter lui-même ces travaux à une entreprise liée non agréée pour jouir également, aux bornes du groupe, du crédit d’impôt recherche.

A l’issue d’une interprétation constructive et volontariste de ces dispositions, qui faisait prévaloir la philosophie du texte sur sa lettre, la cour administrative d’appel de Paris avait, dans un premier arrêt en date du 29 novembre 2018 (6), rejeté la demande formulée par la société Hays France. Conscient que l’article 244 quater B du CGI n’offrait pas une plasticité suffisante pour étayer cette interprétation, le Conseil d’Etat fut contraint d’annuler, par une décision du 9 juin 2020, cet arrêt (7). Il suggéra néanmoins aux autorités fiscales, au détour d’un obiter dictum, d’explorer une autre voie à l’occasion du renvoi devant la cour administrative d’appel : celle du principe général du droit à la répression des abus de droit.

Empruntant la piste que lui avait soufflée le Conseil d’Etat, les autorités fiscales sollicitèrent une telle substitution de base légale ; ce qu’elles obtinrent, sur la forme et le fond, devant la cour administrative d’appel de Paris le 8 juillet 2021 (8). Ressuscitant la jurisprudence SARL Janfin, la cour a admis que les conditions de son application étaient réunies. La société Hays introduisit alors un pourvoi auquel une question prioritaire de constitutionnalité fut adossée : la différence de traitement, en termes de garanties procédurales, entre l’abus de droit de l’article L. 64 du LPF et l’abus de droit prétorien est-elle conforme aux principes constitutionnels d’égalité ? L’examen de cette question supposait néanmoins de trancher, en amont, le premier moyen du pourvoi. Celui-ci consistait, pour la société Hays, à critiquer le défaut de mise en œuvre par les autorités fiscales de la procédure de répression des abus de droit de l’article L. 64 du LPF, malgré l’absence en l’espèce de procédure de rectification (puisqu’il s’agissait d’une réclamation spontanée), ce qui l’aurait privée d’une garantie procédurale, à savoir la possibilité de saisir le comité de l’abus de droit, viciant ainsi la procédure.

La décision

Le Conseil d’Etat, par une décision en date du 4 février 2022 (9), rejeta les deux moyens invoqués par le contribuable en apportant, à cette occasion, d’importants enseignements sur le champ d’application de l’article L. 64 LPF et sur la constitutionnalité de ce dispositif qui est, in fine, de nouveau confortée.

Le principe général du droit prohibant les pratiques abusives persiste exclusivement hors du périmètre de l’article L. 64 du LPF

La refonte opérée en 2008 de la procédure de répression des abus de droit codifiée à l’article L. 64 LPF, censée notamment procéder selon les travaux parlementaires à un « alignement de la définition légale de l’abus de droit sur les évolutions jurisprudentielles (10) » (à savoir, en particulier, la décision SARL Janfin précitée), a légitimement instillé auprès des praticiens un sentiment d’« universalité ». La procédure d’abus de droit, nouvelle édition, était en effet désormais en mesure d’appréhender les abus sous ses deux dimensions (fictivité et fraude à la loi), et ce, quels que soient les impôts ou taxes éludés. Le principe général du droit à la répression des abus de droit présentant un caractère subsidiaire, dont le périmètre d’action est inversement proportionnel au champ d’application de la procédure d’abus de droit de l’article L. 64 du LPF, il était raisonnable de supposer qu’en pratique les autorités fiscales ne pouvaient plus le mobiliser, la codification de la jurisprudence SARL Janfin ayant induit une « phagocytose » du dispositif prétorien par le dispositif légal qu’il devait codifier.

Cette lecture des effets mécaniques de la réforme de 2008 semblait, en outre, confortée par la récente jurisprudence Charbit relative à l’abus de doctrine administrative (11). En effet, dans cette affaire, se posait la question de la possibilité pour les autorités fiscales de refuser à un contribuable le bénéfice d’une interprétation administrative en s’appuyant sur la procédure de répression des abus de droit prévu à l’article L. 64 du LPF. Fermant cette voie au motif que la doctrine administrative ne constituait pas des « textes ou de[s] décisions » au sens de cette disposition dont pourraient abuser les contribuables, la rapporteure publique Marie-Gabrielle Merloz proposa à l’assemblée du contentieux de les habiliter à se fonder, en cas d’abus de doctrine, sur le principe général du droit à la répression des abus de droit révélé, dans la sphère fiscale, par la jurisprudence SARL Janfin (12). Le Conseil d’Etat ne suivit cependant pas le plaidoyer de sa rapporteure publique puisqu’il admit que l’administration fiscale puisse faire échec à l’opposabilité d’une doctrine administrative, en recourant à la procédure de répression des abus de droit de l’article L. 64 du LPF, en présence de montages artificiels, dénués de toute substance et élaborés sans autre finalité que d’éluder ou d’atténuer l’impôt. Cette solution s’expliquerait, selon la chronique de Guillaume de la Taille (maître des requêtes au Conseil d’Etat), par le souci notamment d’« évite[r] de recréer en matière fiscale un champ dans lequel s’appliquerait seul, à l’exclusion de l’article L. 64, le principe général du droit à la répression des abus de droit, alors que le législateur avait entendu mettre un terme à cette situation en 2008 (13) ».

La société Hays France entendait s’appuyer sur ces éléments pour défendre que le refus opposé par l’administration fiscale de faire droit à sa réclamation, qui était motivé par le caractère abusif de sa situation, relevait du champ d’application du dispositif anti-abus légal, et non de celui de l’anti-abus prétorien. Cette interprétation était toutefois, selon la rapporteure publique Marie-Gabrielle Merloz « frontalement contra-legem » puisque le deuxième alinéa de l’article L. 64 du LPF, relatif à la saisine du comité de l’abus de droit fiscal, en ouvre l’accès « en cas de désaccord sur les rectifications notifiées ». De même, les dispositions relatives à l’entrée en vigueur de la réforme de l’article L. 64 du LPF par la loi de finances rectificative pour 2008 se référaient aux dates de notification des propositions de rectification.

Le Conseil d’Etat, suivant cette fois-ci les conclusions de sa rapporteure publique, écarta, à la lumière de ces indices, du champ d’application de la procédure légale de répression des abus de droit les litiges nés autrement qu’à l’occasion d’une rectification notifiée par l’administration fiscale, tels que ceux résultant d’une réclamation spontanée, ce qui était le cas en l’espèce s’agissant d’une demande de remboursement d’un crédit d’impôt recherche (14). Reprenant ensuite la jurisprudence SARL Janfin, il rappela que les situations placées hors du champ d’application de l’article L. 64 du LPF – et exclusivement celles-ci – peuvent toujours être appréhendées par les autorités fiscales sous le prisme du principe général prohibant les pratiques abusives.

Ce faisant, les juges du Palais-Royal confirment sur le plan des principes et de la méthode, l’arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles. Nonobstant, à notre sens, ils rouvrent en parallèle le « débat, complexe et sensible, relatif au contenu exact du principe général du droit à la répression des abus de droit (15) » que redoutait Guillaume de la Taille dans sa chronique précitée. Ce débat résulte des divergences d’interprétation et d’application du principe général d’interdiction des pratiques abusives dans l’ordre juridique de l’Union européenne, lequel suppose que le but fiscal poursuivi par le contribuable soit « essentiel16 », par rapport à son équivalent français qui exige en principe l’exclusivité de la motivation fiscale. Compte tenu du champ d’application fort résiduel du dispositif anti-abus prétorien, ces questionnements – pourtant passionnants – pourraient encore longtemps demeurer sans réponse, et ce d’autant plus depuis l’adoption de la clause anti-abus générale de l’article 205 A du CGI17.

La différence de traitement (procédurale et financière) entre les dispositifs anti-abus légal et prétorien est conforme aux principes constitutionnels d’égalité

Dans l’hypothèse où la procédure de répression des abus de droit de l’article L. 64 du LPF devait être reconnue inapplicable aux litiges nés en dehors de toute rectification engagée par l’administration fiscale – risque qui s’est concrétisé –, la société Hays avait introduit une question prioritaire de constitutionnalité à l’encontre de ces dispositions critiquant, notamment sur le terrain des principes d’égalité, l’impossibilité pour ces contribuables de saisir le comité de l’abus de droit fiscal.

Pour juger cette différence de traitement en rapport direct avec l’objet de ces normes, le Conseil d’Etat a mis en exergue les champs d’application respectivement exclusifs des mécanismes anti-abus légal et prétorien ainsi que les conséquences distinctes qu’ils sont susceptibles d’emporter, compte tenu notamment du caractère automatique des majorations de 40 % ou 80 %, prévues à l’article 1729 du CGI en cas de mise en œuvre de l’article L. 64 du LPF. En d’autres termes, la différence de traitement s’explique par une différence de situation de sorte que l’absence de garanties procédurales similaires à celles prévues par le législateur à l’article L. 64 du LPF dans les situations où les autorités fiscales ont recours au principe général de répression des abus de droit ne méconnaît pas les principes d’égalité devant la loi et d’égalité devant les charges publiques.

A notre sens, la rationalité de cette solution ne peut que reposer sur l’automaticité des sanctions pécuniaires qui s’attache à la mise en œuvre de la procédure de répression des abus de droit prévue à l’article L. 64 du LPF, laquelle fait défaut dans le cadre de l’anti-abus prétorien. Si notre compréhension des ressorts de cette décision devait se confirmer, il serait alors possible de s’interroger sur la caducité du raisonnement du Conseil d’Etat consécutivement à l’entrée en vigueur du « mini-abus de droit » (codifié aujourd’hui à l’article L. 64 A du LPF (18). En effet, pour rappel, ce nouveau dispositif étend la procédure de répression des abus de droit, dans sa branche relative à la fraude à la loi, aux opérations à motivation fiscale principale. Pour garantir le respect du principe constitutionnel de légalité des délits et des peines (19), son application ne déclenche pas automatiquement, contrairement à la procédure de l’article L. 64 du LPF, celle des pénalités de l’article 1729 du CGI. Pour autant, le législateur a estimé opportun d’ouvrir aux contribuables qui en sont la cible la possibilité de saisir le comité de l’abus de droit. Ce faisant, il traite différemment les contribuables relevant de la jurisprudence SARL Janfin et ceux faisant l’objet de la nouvelle procédure contre les « mini-abus de droit » alors que leur situation nous paraît proche. Reste à savoir désormais si cette discrimination caractérisera une atteinte aux principes constitutionnels d’égalité (20)… 

1. CE, sect., 27 sept. 2006, n° 260050, SARL Janfin.

2. L. n° 2008-1443, 30 déc. 2008, de finances rectificative pour 2008, art. 35.

3. CE, plén., 21 juill. 1989, n° 59970, Bendjador.

4. Rapp. Sénat n° 135, t. I, vol. 1., 16 déc. 2008, p. 207.

5. L. n° 2019-1479, 28 déc. 2019, de finances pour 2020.

6. CAA Paris, 29 nov. 2018, n° 18PA00276, Sté Hays France.

7. CE, 9 juin 2020, n° 427441, Sté Hays France.

8. CAA Paris, 8 juill. 2021, n° 20PA01481, Sté Hays France.

9. CE QPC, 4 févr. 2022, n° 455278, Sté Hays France.

10. Rapp. AN n° 1297, 4 déc. 2008, p. 327

11. CE, Ass. 28 oct. 2020, n° 428048, Charbit

12. RJF 1/21, C59.

13. RJF 1/21, chron. 

14. Pour rappel, la décision par laquelle l’administration rejette tout ou partie d’une demande de remboursement d’un crédit d’impôt recherche est assimilée à une réclamation contentieuse au sens de l’article L. 190 du LPF (CE, 8 nov. 2010, n° 308672, Sté ICBT Madinox).

15. RJF 1/21, chron.

16. CJCE, gde ch., 21 févr. 2006, aff. C-255/02, Halifax, point 75.

17. L. n° 2018-1317, 28 déc. 2018, de finances pour 2019, art. 108.

18. L. n° 2018-1317, 28 déc. 2018, de finances pour 2019, art. 109.

19. Suite à une précédente censure du Conseil constitutionnel : Cons. const., 29 déc. 2013, n° 2013-685 DC, Loi de finances pour 2014, consid. 112 à 119.

20. Ce cas pourrait ne pas être isolé. En effet, pour rappel, la nouvelle procédure de répression des abus de droit de l’article L. 64 A du LPF avait pour objet d’étendre à l’ensemble des impôts la clause générale anti-abus de l’article 205 A du CGI dont le champ d’application matériel est circonscrit à l’impôt sur les sociétés (v. par exemple : Rapp. Sénat, n° 147, t. 3, vol. 1, 22 nov. 2018, p. 45 et BOI-CF-IOR-30-20, § 1). Or, si les contribuables relevant de l’article L. 64 A du LPF jouissent d’une garantie procédurale similaire à celle offerte par la procédure originelle de répression des abus de droit de l’article L. 64 du LPF (i.e. saisine possible du comité des abus de droit), cette garantie ne se retrouve pas à l’article 205 A du CGI.

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