La lettre gestion des groupes internationaux

La Lettre Gestion des groupes internationaux - Juin 2025

Ajustements de prix de transfert : faut-il (toujours) penser TVA ?

Publié le 25 juin 2025 à 18h22

PwC Société d'Avocats    Temps de lecture 8 minutes

Par Marylène Lann, avocate, PwC Société d’Avocats et Denis Dolicanin, avocat, PwC Société d’Avocats

1. Des mécanismes classiques… présentant des enjeux en matière de fiscalité indirecte

Les ajustements de prix de transfert font depuis longtemps partie des pratiques standards de conformité fiscale des groupes internationaux. Utilisés pour aligner les résultats des entités liées sur le principe de pleine concurrence, il est fréquent pour les opérateurs de constater en fin d’année un écart entre les marges réalisées et les fourchettes de comparables, justifiant une régularisation matérialisée par l’émission d’une facture ou d’une note d’avoir.

Or, cette régularisation, longtemps perçue par les opérateurs comme une opération interne sans effet en matière de TVA, suscite désormais l’attention croissante des administrations fiscales européennes. Depuis quelques années, plusieurs autorités nationales – en Roumanie, en Suède, au Portugal – ont qualifié ces ajustements en contrepartie de prestations de services ou en compléments de prix taxables à la TVA en se fondant sur une lecture économique des flux. Par ailleurs, nous avons pu observer en France une tentative de requalification de ces ajustements en subvention d’équilibre, hors champ de la TVA, entraînant des rappels en matière de taxe sur les salaires pour l’entité bénéficiaire.

Plusieurs affaires portées devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) interrogent directement le traitement TVA de ces ajustements intragroupe.

Dans ce contexte instable, les directions financière et fiscale doivent s’interroger : sous quelles conditions les ajustements de prix de transfert doivent-ils avoir des impacts en matière de TVA et, le cas échéant, en matière de taxe sur les salaires ?

2. Quand la TVA s’en mêle : principes clés à garder à l’esprit

L’assujettissement à la TVA repose en principe sur l’existence d’une opération effectuée à titre onéreux, entre deux parties liées par un rapport juridique impliquant des obligations réciproques. La contrepartie versée doit rémunérer un bien ou un service identifiable. Ce lien direct entre la prestation rendue et la somme versée constitue le critère central d’un point de vue TVA.

Dès lors, un ajustement de prix de transfert devrait, sur la base de ces principes généraux, pouvoir relever du champ d’application de la TVA s’il peut être distinctement rattaché à une opération imposable antérieure (par exemple une livraison de bien ou une prestation de service initialement facturée). À l’inverse, si l’ajustement n’est qu’une écriture de réallocation de marge, sans contrepartie clairement identifiable, son assujettissement à la TVA est plus incertain.

A cet égard, la directive TVA prévoit, afin de prévenir la fraude ou l’évasion fiscales, la possibilité, dans certaines situations, de substituer à la contrepartie convenue entre parties liées une « valeur normale ». Cette règle, posée à l’article 80 de la directive 2006/112/CE - non transposé par la France - s’applique notamment lorsque l’acheteur est un assujetti dont l’activité est partiellement exonérée de TVA ou un non-assujetti. Elle permet aux États membres d’éviter une sous-facturation artificielle destinée à réduire la TVA due. Par ailleurs, si des tentatives de clarification sont à noter au niveau européen (c.f., Document de travail n° 923 du Comité de la TVA, DG taxud. C.1 (2016) 1280928 ; VEG n° 071 Rev.2, taxud. c. 1 (2018) 2326098), elles sont restées au stade de simples pistes de réflexion assez casuistiques et parfois divergentes dans les recommandations formulées.

Les autorités fiscales pourraient, à cet égard, s’inspirer des pratiques douanières, où l’articulation entre valeur en douane et prix de transfert, tous deux fondés sur le principe de pleine concurrence, fait l’objet d’un encadrement plus abouti. Dans ce contexte, la détermination du traitement TVA d’un ajustement suppose de s’interroger sur la nature exacte du flux : existe-t-il une prestation sous-jacente identifiable ? L’ajustement peut-il être rattaché à des opérations passées ? Était-il prévu dans un cadre contractuel préalable ? Quelles sont les conséquences du non-assujettissement à la TVA de l’ajustement en matière de taxe sur les salaires ?

3. Que retenir de la jurisprudence européenne en cours de construction ?

Les décisions de la CJUE en voie de jugement et les conclusions des avocats généraux de la CJUE sur les affaires abordant la thématique de l’articulation entre ces deux matières témoignent de la complexité des conséquences fiscales à en tirer.

Dans l’affaire Arcomet Towercranes (aff. C-726/23), examinée par la CJUE à la suite d’un renvoi préjudiciel en Roumanie, l’avocat général a estimé, dans ses conclusions rendues le 3 avril 2025, que les ajustements de prix de transfert réalisés en appliquant la méthode transactionnelle de la marge nette (basée sur une marge bénéficiaire cible) devaient être considérés comme la contrepartie de prestations de services rendues par la maison-mère à sa filiale. Selon lui, ces régularisations refléteraient une logique contractuelle de rémunération des fonctions exercées et devraient donc être soumises à la TVA, en tant qu’opérations effectuées à titre onéreux. Il reconnaît cependant que la preuve de ces prestations peut être difficile à établir et qu’elle ne peut reposer uniquement sur l’émission d’une facture, l’existence d’un contrat prévoyant précisément une prestation et une rémunération étant déterminante. D’ailleurs, l’avocat général estime que si le montant de la rémunération est en lui-même indéterminé, les modalités de cette rémunération étaient en revanche fixées dans le contrat.

Dans l’affaire Stellantis Portugal (aff. C-603/24) la CJUE devra également se prononcer sur l’existence d’un lien direct entre l’ajustement effectué selon la méthode du « profit split » et une opération identifiable entre les parties. Il s’agira de considérer si l’ajustement ne consiste qu’en une écriture comptable ou en la véritable contrepartie d’une prestation de services dans le champ de la TVA.

Dans l’affaire Högkullen AB (aff. C-808/23), portant sur une holding suédoise fournissant des services à des filiales dont l’activité est partiellement exonérée, l’avocate générale a adopté, dans ses conclusions du 6 mars 2025, une approche plus fragmentée. Elle invite à examiner séparément les catégories de services fournis et à rechercher, pour chacune, s’il existe un comparable de marché permettant de déterminer une valeur normale. Son analyse laisse place à une approche fondée sur les circonstances concrètes, à rebours d’une présomption générale de taxation à la TVA des ajustements de prix de transfert.

Ces deux positions, émises dans des contextes factuels et fiscaux différents, illustrent la tension entre une approche économique visant à taxer les flux intragroupes selon leur substance et une approche plus fine des services et des prix pratiqués pour des services comparables.

En attendant les arrêts définitifs de la CJUE, les entreprises doivent donc composer avec une insécurité juridique persistante, les divergences d’interprétation entre administrations nationales accentuant cette insécurité. La possibilité de redressements fiscaux selon le pays de l’entité concernée n’est, en conséquence, pas théorique.

4. Quelle posture adopter dans un contexte aussi instable ?

Chaque entreprise peut utilement s’interroger : la méthode d’ajustement utilisée repose-t-elle sur des prestations identifiables ou sur une logique purement comptable ou financière ? Existe-t-il une documentation contractuelle ou opérationnelle susceptible de démontrer que l’ajustement correspond à un service fourni et distinctement individualisable ? En cas de flux transfrontaliers, les règles TVA locales sont-elles suffisamment claires pour éviter une divergence d’analyse ? En l’absence de clarification, faut-il systématiquement facturer la TVA sur un ajustement qui résulte d’une méthode TNMM ou à l’inverse un ajustement en fin d’année, dès lors qu’il ne rémunère aucune opération individualisable, est-il toujours hors champ d’application de la TVA ? Et dans le cas où les entités concernées ont toutes deux un droit à déduction intégral de la TVA grevant leurs achats, est-il nécessaire – ou même pertinent – d’engager une régularisation de la TVA ?

Le traitement des ajustements de prix de transfert devient donc une problématique interdisciplinaire, à la frontière entre fiscalité directe et indirecte. Les directions financière et fiscale devraient ainsi envisager une approche coordonnée, mobilisant à la fois les compétences TVA, prix de transfert et comptable.

Sans tomber dans un excès de prudence ni dans une prise de risque accrue, la décision de soumettre les ajustements à la TVA ou au contraire de les considérer comme hors champ de la TVA doit reposer sur une appréciation cohérente de la situation de l’entreprise et justifiée par des outils contractuels et documentaires adéquats.

Les arrêts à venir de la CJUE permettront, espérons-le, de tracer les premières lignes d’un cadre fiscal plus éclairé. En attendant, chaque entreprise peut utilement structurer sa réflexion autour de cette interrogation centrale : les ajustements intragroupes pratiqués relèvent-ils du domaine strict des prix de transfert ou ont-ils vocation à devenir, en tout ou partie, des opérations imposables à la TVA ? 

Retrouvez tous les trimestres la Lettre de PwC, PwC Société d'avocats. PwC Société d'avocats est, en France, la société d’avocats membre du réseau international PwC, présent dans plus de 158 pays et fédéré par des valeurs partagées par l'ensemble de ses membres.

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