Le grand débat

La biodiversité, un enjeu systémique pour les investisseurs

Publié le 24 mai 2022 à 12h37

Séverine Leboucher    Temps de lecture 30 minutes

Plus de la moitié de la richesse mondiale repose, d’une manière ou d’une autre, sur l’apport de la nature. Cette dernière fournit en effet des services chiffrés à plusieurs dizaines de milliers de milliards d’euros mais que les entreprises utilisent… gratuitement. Avec l’érosion rapide de la biodiversité, la prise de conscience de l’interdépendance des activités économiques et de la nature s’accentue. Depuis quelques années, les investisseurs se saisissent de cet enjeu. Mais les défis pour intégrer ce risque dans leurs analyses sont immenses. Tout autant que les besoins de financement des solutions de préservation et restauration de la biodiversité.

Avec (de gauche à droite) : Antoine Cadi, directeur recherche et innovation, CDC Biodiversité ; Marguerite Culot, directrice des programmes, du développement et des relations institutionnelles, Finance for Tomorrow ; Virginie Derue, directrice de la recherche ESG, Axa IM ; Mathieu Maronet, directeur ESG pour les activités valeurs mobilières, Swiss Life AM

Artificialisation des sols, pollution de l’air et des eaux, surexploitation des espèces… La biodiversité, un sujet pour la finance ?

Pourquoi les investisseurs doivent-ils se saisir du sujet de la biodiversité, a priori très éloigné des questions financières ?

Antoine Cadi, directeur recherche et innovation, CDC Biodiversité : De nombreuses publications, notamment celles de l’IPBES (Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services, équivalent du GIEC pour la biodiversité), illustrent la dépendance qui existe entre l’économie et la biodiversité. 60 % du PIB mondial repose sur des services gratuits fournis par la nature, qu’il s’agisse de la pollinisation, de la photosynthèse, de la fertilité des sols ou encore de notre alimentation… Ces services écosystémiques sont totalement absents de la comptabilité des entreprises. Tant qu’ils étaient disponibles et qu’ils se renouvelaient « naturellement », cela ne posait pas de problème. Malheureusement, ce n’est plus le cas : ces services sont de plus en plus rares. Les tensions sont désormais telles qu’il est indispensable que les entreprises prennent conscience de leur dépendance et de leur responsabilité vis-à-vis de la biodiversité. Elles ont du mal à le faire, et c’est pourquoi il est essentiel que les investisseurs, dont c’est le métier d’anticiper les risques, s’emparent du sujet et permettent cette prise de conscience.

Virginie Derue, directrice de la recherche ESG, Axa IM : Du point de vue de l’investisseur, la perte de biodiversité est un risque systémique. En plus du désastre écologique, elle porte un risque majeur pour nos économies, avec environ la moitié du PIB mondial à risque en cas de perte modérée à sévère de biodiversité. La biodiversité permet le bon fonctionnement des écosystèmes, eux-mêmes indispensables à toute activité humaine, à la santé et au bien-être collectif. En particulier, toute activité économique, à un moment ou à un autre, en dépend. Ainsi, on estime que les services écosystémiques rendus par la nature représentent autour de 120 000 milliards d’euros par an.

Marguerite Culot, directrice des programmes, du développement et des relations institutionnelles, Finance for Tomorrow : Un récent rapport de la Banque de France a évalué que 42 % des titres d’entreprises détenus par les institutions financières françaises seraient fortement ou très fortement dépendantes d’au moins un service écosystémique. L’effondrement de la biodiversité est donc un risque majeur. Certains secteurs sont plus concernés que d’autres : l’agriculture par exemple, avec le rôle de la pollinisation mais aussi la question du maintien d’une grande variété d’espèces agricoles. La monoculture ou l’élevage intensif, par exemple, rend les exploitations plus vulnérables aux maladies, comme on le voit actuellement avec l’épizootie de grippe aviaire. Mais d’autres secteurs sont également très concernés, comme l’exploitation minière ou l’activité manufacturière. La pharmacie, la cosmétologique ou encore l’habillement sont ainsi des secteurs très dépendants de la biodiversité.

Mathieu Maronet, directeur ESG pour les activités valeurs mobilières, Swiss Life AM : Sur certains sujets et en particulier dans le domaine agricole, on sait chiffrer le risque direct que représente la perte de biodiversité. Ainsi, 85 % des espèces cultivées sont pollinisées par les insectes et on estime la valeur de ce service pour la production de fruits et légumes entre 2 et 5 milliards d’euros par an pour le marché français. Cela montre aux investisseurs que la perte de biodiversité aura un impact financier sur l’économie. Mais ces pertes financières sont encore difficiles à quantifier au niveau d’un portefeuille, de même que la période de matérialisation, ce qui laisse la plupart des investisseurs institutionnels et particuliers encore sceptiques sur l’urgence d’intégrer cet enjeu dans la gestion de portefeuille.

Dans quelle mesure le sujet de la biodiversité rejoint-il l’enjeu du changement climatique ?

Mathieu Maronet : Le changement climatique est un des cinq facteurs de pression sur la biodiversité, tout comme l’artificialisation des sols. Et cette dernière a, elle-même, un impact direct sur le changement climatique du fait de la diminution des puits de carbone naturels qu’elle entraîne. Les deux sujets sont donc scientifiquement très liés. Au-delà, la manière de les aborder, notamment sur le plan financier, est très similaire, mais avec quelques années de décalage entre les deux. Là où le GIEC en est à son sixième rapport, l’IPBES a publié son premier. Le GIEC traite désormais des solutions pour contrer le changement climatique ou s’y adapter, quand l’IPBES n’en est qu’à évaluer l’état de la biodiversité et des services écosystémiques. En matière de reporting aussi, la trajectoire est similaire : les recommandations de la TCFD (Task Force on Climate-related Financial Disclosures) sont entrées en vigueur en 2017 et les travaux de la TNFD (Taskforce on Nature-related Financial Disclosures) sont en cours. La question est donc de savoir si l’on parviendra à tirer profit de notre courbe d’apprentissage sur le climat pour rattraper notre retard sur la biodiversité.

Marguerite Culot : Il n’est plus possible de raisonner en silo sur la problématique du climat et celle de la biodiversité : il faut agir en même temps. Le GIEC, par exemple, a signalé à de nombreuses reprises dans son dernier rapport l’importance des solutions fondées sur la nature (« nature-based solutions ») pour lutter contre le réchauffement climatique. De plus en plus d’acteurs, notamment financiers, ont conscience de l’importance de traiter les deux enjeux en même temps. D’autant qu’ils peuvent se révéler contradictoires. Quand on installe des panneaux photovoltaïques dans une prairie, cela a un impact sur la biodiversité qui vit sous ceux-ci et dans le sol. C’est tout l’intérêt du principe DNSH (« do no significant harm ») inclus dans la taxonomie européenne : une activité positive pour le climat ne doit pas causer de dommages significatifs sur un autre pan de l’environnement.

Virginie Derue : Certes, il existe un décalage et un différentiel de maturité entre le sujet du changement climatique et celui de l’érosion de la biodiversité. Mais des efforts sont faits pour rattraper ce retard et la duplication des initiatives mises en place sur le climat y participera. Au niveau européen par exemple, le sujet biodiversité est pris en compte via l’intégration dans la taxonomie de quatre objectifs environnementaux. Certaines juridictions commencent à l’intégrer directement dans leur cadre réglementaire. C’est le cas au Royaume-Uni ou encore en France, avec l’article 29 de la loi Energie-climat qui fixe aux acteurs financiers des exigences de reporting en matière de biodiversité dès cette année.

Antoine Cadi : L’important, pour prendre en compte ces sujets, est de parler la même langue et de partager une ambition et des cibles communes vers lesquelles tendre. Pour le climat, les enjeux sont posés depuis une vingtaine d’années et des objectifs précis sont fixés depuis la COP 21 en 2015 avec le scénario de réchauffement limité à 1,5 °C. La COP 15 sur la biodiversité, qui doit se tenir à Kunming en Chine, devrait constituer ce même moment de cohésion mondiale et d’objectivation de l’urgence. Mais du fait de la pandémie, le calendrier n’a cessé de glisser. Il faut toutefois saluer des initiatives comme celle de la France avec l’article 29, qui permet d’avancer sans délai sur ces sujets.

Les entreprises subissent-elles d’ores et déjà une pression réglementaire en matière de biodiversité ?

Antoine Cadi : Dès 1976, le régulateur a introduit le principe du « éviter/réduire/compenser » lorsqu’une activité économique menace une espèce ou un service écosystémique. Ce principe a été confirmé et renforcé à l’occasion de la loi Reconquête de la biodiversité (2016). Plus récemment, la loi Climat et résilience de 2021 a, entre autres, fixé une ambition « zéro artificialisation nette » (ZAN) dans les outils de planifications territoriales dès 2030 et une cible de réduction de 50 % de l’artificialisation dès 2040. Le temps de l’adaptation va être très court. Si on artificialise des sols pour, par exemple, s’agrandir et ouvrir de nouveaux bureaux, alors il faudra pouvoir désartificialiser la même surface ailleurs. Autant certains secteurs sont plus touchés que d’autres par la réduction des services écosystémiques, autant toutes les entreprises seront rattrapées par l’ambition ZAN, même les plus petites, car elles ont toutes des bâtiments, des infrastructures, etc.

Marguerite Culot : La lutte contre l’artificialisation des sols est une des réponses à la principale pression sur la biodiversité, à savoir la dégradation des habitats. Prenons l’exemple du lien entre la dégradation des habitats et les pandémies auxquelles nos sociétés humaines ont dû faire face ces dernières années (Zika, Ebola, Sida, MERS, etc.). Nous savons que de nombreuses maladies d’origine animale (zoonoses) proviennent de la mise en contact de milieux naturels adjacents à un milieu anthropisé : un animal d’élevage est infecté par un animal sauvage puis infecte à son tour d’autres animaux d’élevage (épizootie) pouvant potentiellement affecter l’homme comme dans le cas d’Ebola. Il est essentiel de préserver ces espaces naturels et le monde vivant qui y habite. L’enjeu pourrait donc être, à la COP 15, de faire en sorte que des réglementations de type « zéro artificialisation nette » se développent dans le monde entier, y compris dans les pays émergents et/ou en développement qui disposent de nombreux espaces naturels à conserver.

Cette pression réglementaire est-elle problématique pour les investisseurs ?

Mathieu Maronet : Nous avons besoin de l’aide de la réglementation. Il est en effet très difficile de mettre un prix sur la perte de biodiversité, comme il existe un prix d’une tonne de CO2. Pour un asset manager, il est donc à ce stade impossible de quantifier l’impact de la perte de biodiversité sur son portefeuille et de convaincre ses clients de l’importance de prendre cette dimension en compte au même titre que le climat. Accentuer la réglementation autour de la perte de biodiversité revient à introduire un risque de transition qui facilitera à son tour l’intégration de cet enjeu dans le devoir de responsabilité des gérants d’actifs.

Virginie Derue : Le risque de transition est un risque majeur en ce qui concerne le climat. Il le deviendra tout autant sur les sujets de biodiversité. En France, l’objectif de « zéro artificialisation nette » met, de fait, toutes les entreprises au même niveau, avec une échéance pour 2030 finalement très rapide pour des projets immobiliers ou d’infrastructure. En Europe, on peut aussi citer la réglementation des plastiques à usage unique qui aura, elle aussi, un impact. On voit que, une à une, les briques sont en train d’être posées.

Virginie Derue, directrice de la recherche ESG, AXA IM

« Les investissements nécessaires à la préservation de la biodiversité sont estimés entre 200 et 300 milliards d’euros par an : les entreprises qui développeront les solutions correspondantes pourront donc bénéficier de perspectives de croissance sur le long terme. »

Parcours

Diplômée de l’ESCP, Virginie Derue entre chez AXA IM en 1998, après une première expérience dans l’audit chez EY. Au sein du gestionnaire d’actifs, elle se spécialise tout d’abord dans la gestion obligataire, où elle occupe notamment le poste de co-responsable du crédit euro pour la clientèle assurantielle. A partir de 2014, elle se consacre plus particulièrement au portefeuille du groupe AXA. Cinq ans plus tard, elle prend la responsabilité de la recherche crédit corporate, avant de rejoindre son poste actuel début 2021.

Données clés

  • Présent dans 18 pays, AXA Investment Managers compte près de 2 500 collaborateurs. 
  • Fin 2021, son encours atteignait 887 milliards d’euros, dont 563 milliards gérés en intégrant les critères ESG, durables ou à impact. 
  • Dès 2020, AXA IM, aux côtés de trois autres gérants, a lancé un appel à développer un outil de mesure d’impact biodiversité. Une action commune qui a conduit à la sélection du tandem Iceberg Data Lab et I Care & Consult quelques mois plus tard. En avril 2022, AXA IM s’est appuyé sur cet outil pour lancer le fonds AXA WF ACT Biodiversity, classé « article 9 » selon le règlement SFDR. Ce fonds à impact vise quatre domaines d’investissement, contribuant à la préservation ou à la restauration de la biodiversité : les matériaux durables, la terre et le bien-être animal, les écosystèmes aquatiques et enfin, le recyclage et la réduction des emballages. 
  • Outre cette stratégie actions, AXA IM investit également en faveur de la biodiversité sur les marchés non cotés, et notamment via des actifs réels : il gère ainsi environ 85 000 hectares de forêts.

Méthodologie, métriques et bases de données… Des outils incomplets et non standardisés sur lesquels investisseurs et fournisseurs multiplient les chantiers

Dispose-t-on d’indicateurs standardisés pour évaluer le risque lié à la biodiversité, comme il en existe pour le risque climatique ? Quels sont les éventuels blocages ?

Antoine Cadi : Pour le climat, nous disposons d’une métrique synthétique, la tonne équivalent carbone (teqCO2), et on sait globalement bien réaliser le bilan carbone d’une entreprise ou d’une collectivité (voire d’un foyer désormais). Nous n’avions pas l’équivalent pour la biodiversité. Il existe plusieurs métriques, notamment la MSA (« mean species abundance ») ou le PDF (« potentially disappeared fraction of species »). CDC Biodiversité travaille depuis plus de six ans sur le développement d’une solution d’évaluation de l’empreinte biodiversité des entreprises, des portefeuilles investisseurs et demain des collectivités : le Global Biodiversity Score est disponible depuis mi-2020 et plus d’une vingtaine de multinationales ont déjà évalué leur empreinte biodiversité avec cet outil. Le club B4B+ rassemble une quarantaine d’acteurs économiques qui échangent et se forment sur ce sujet. Pour les investisseurs, nous avons développé, avec Carbon4Finance, une base de données permettant aux institutions financières d’analyser leur portefeuille ligne à ligne et de comprendre leur impact sur la biodiversité : Biodiversity Impact Analysis powered by GBS.

Virginie Derue : L’une des difficultés liées à la mesure de l’impact sur la biodiversité vient de la variété des pressions à prendre en compte : la pollution de l’eau et de l’air, l’utilisation des sols, la surexploitation des ressources… L’impact agrégé reste très difficile à quantifier car toutes ces pressions n’ont pas encore été scientifiquement modélisées.

Marguerite Culot : Une autre difficulté dans la mesure de l’impact sur la biodiversité est que l’échelle d’analyse doit être locale : la biodiversité d’une prairie n’est pas la même selon qu’elle se trouve en Méditerranée, en Amérique du Sud ou en Océanie. Cette dimension de proximité n’existe pas lorsqu’on parle du climat. Cela rend plus compliqués les travaux, notamment en matière de comptabilité environnementale. L’ensemble des réflexions est en cours : nous n’avons pas encore toutes les réponses mais certains problèmes auxquels les investisseurs font face vont assez rapidement faire l’objet d’expérimentations et permettre de trouver des solutions.

Virginie Derue : Cette primeur du local est en effet une spécificité du sujet biodiversité, et qui contribue à sa complexité. C’est un des points de renforcement des outils de mesure de l’empreinte biodiversité des entreprises. Il est à noter d’ailleurs que la première version rendue publique pour le cadre TNFD n’a pas émis de recommandation sur la meilleure mesure d’évaluation de l’empreinte biodiversité, reflétant la complexité du sujet.

Mathieu Maronet : Le fait qu’il soit aujourd’hui très difficile de mettre un prix sur la biodiversité, par exemple sur une unité de MSA par unité de surface, nous conduit, en tant qu’investisseur, à adopter l’approche inverse de celle observée sur l’ESG ou le climat qui consistait à s’intéresser en priorité à l’impact des facteurs externes sur les entreprises, avant d’introduire plus tardivement le concept dit de « double matérialité » pour s’intéresser aussi aux impacts générés par les entreprises sur le monde extérieur. En effet, comme il est compliqué de chiffrer l’impact de la perte de biodiversité sur nos portefeuilles, nous nous intéressons en priorité aux effets négatifs qu’ont nos portefeuilles sur la biodiversité.

Le chantier des outils et des méthodologies apparaît colossal. Quelles sont les priorités et quel rôle doivent jouer les investisseurs ?

Virginie Derue : En la matière, aucun modèle n’est parfait. Chaque méthodologie comporte des biais ou des limitations, y compris le nombre de pressions sur la biodiversité couvertes par le modèle. Le chantier prioritaire est celui de l’accès à une donnée de qualité. L’un des défis des fournisseurs de données sera d’ailleurs de développer des modélisations sur la base de données plus locales. En parallèle, il nous incombe, à nous investisseurs, de tester leurs outils au quotidien, de les appliquer aux entreprises que nous avons en portefeuille et de faire remonter nos constats aux fournisseurs pour qu’ils puissent renforcer leurs méthodes. Nous devons aussi jouer un rôle auprès des entreprises pour qu’elles mettent davantage d’informations à la disposition des fournisseurs.

Marguerite Culot : Nous sommes dans des processus itératifs. Pour avancer vite, il faut que les investisseurs agissent en collectif pour faire remonter aux autres parties prenantes ce qui va et ce qui ne va pas. On peut d’ailleurs saluer l’initiative conjointe d’Axa IM, BNP Paribas AM, Mirova et Sycomore AM visant à faire émerger un outil de mesure d’impact sur la biodiversité. Chez Finance for Tomorrow, nous proposons à nos membres – institutions financières, cabinets de conseil, ONG, think tanks, etc. – des partages d’expérience sur ces outils, mais aussi sur la manière de mettre en œuvre une réglementation comme l’article 29 de la loi Energie-climat. La France est en avance sur ces sujets et nous voulons participer à cette émulation.

Antoine Cadi : Aujourd’hui, ces outils développés reposent essentiellement sur une approche « top-down » très statistique et basée en particulier sur des données financières. Nous travaillons au développement d’une solution « bottom-up » où seront utilisées les informations transmises directement par les entreprises dans le cadre de leur reporting extra-financier, en particulier au titre de la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive). Nous allons progressivement disposer de bases de données précises sur plusieurs milliers entreprises. L’inertie des grandes entreprises sur ces sujets est évidemment importante. Il faut donc nous intéresser aux petites et moyennes entreprises. C’est aussi, et peut-être surtout, au sein de cet univers d’acteurs en train de se construire et donc encore flexibles que nous parviendrons à inventer les solutions de demain en faveur de la biodiversité.

Mathieu Maronet : Nous avons, par le passé, accompagné les fournisseurs de données dans la construction de leurs modèles climatiques. Nous les avons poussés dans leurs retranchements et orientés vers les approches les plus utiles dans la construction de portefeuille. Nous devons faire de même sur la biodiversité.

Mathieu Maronet, directeur ESG pour les activités valeurs mobilières, Swiss Life AM

« Comme il est compliqué de chiffrer l’impact de la perte de biodiversité sur nos portefeuilles, nous nous intéressons en priorité aux effets négatifs qu’ont nos portefeuilles sur la biodiversité. »

Parcours

Diplômé de l’Edhec Business School, et des certifications CFA et CESGA, Mathieu Maronet débute sa carrière en 2007 en analyse des risques financiers au sein du groupe AXA, avant d’intégrer AXA IM cinq ans plus tard en tant qu’ingénieur de portefeuille. En 2015, il rejoint l’équipe ESG en tant qu’analyste quantitatif et devient responsable des solutions quantitatives en investissement responsable en 2017. Il intègre La Banque Postale AM en 2019 pour mettre en œuvre sa stratégie 100 % ISR en tant que responsable « quant » ISR puis directeur adjoint de l’ISR. Il a rejoint Swiss Life AM en 2021 en tant que responsable ESG au sein de la division Securities.

Données clés

  • Fin 2021, Swiss Life Asset Managers gérait 266,3 milliards d’euros d’encours, dont 99,1 milliards pour compte de tiers. 
  • Présent en Suisse, en France, en Allemagne, au Luxembourg, au Royaume-Uni et en Norvège, fort de plus de 2 500 collaborateurs, Swiss Life AM propose une offre de gestion active dans les principales classes d’actifs : taux et crédit, immobilier, actions, infrastructures et multi-asset. 
  • En février 2022, le gestionnaire d’actifs a enrichi sa palette de solutions d’investissement responsable en lançant trois nouveaux fonds actions à impact, classés « article 9 » selon le règlement SFDR. Outre le climat, l’immobilier vert et les infrastructures vertes, l’un de ces véhicules cible la biodiversité. Le fonds Swiss Life Funds (LUX) Equity Environment & Biodiversity Impact sélectionne ainsi des entreprises dont les produits et services œuvrent à la préservation des écosystèmes terrestres et marins et de la biodiversité en lien avec les objectifs de la taxonomie européenne. Elles sont notamment présentes dans les domaines de la prévention et du contrôle de la pollution, du traitement de l’eau et des déchets ou de l’agriculture durable.

Financement de solutions fondées sur la nature, réduction de l’empreinte biodiversité, engagement actionnarial : les voies des investisseurs pour agir dès aujourd’hui

Malgré l’absence de maturité des méthodologies, est-il d’ores et déjà possible de créer des produits d’investissement qui tiennent compte de la préservation de la biodiversité ?

Virginie Derue : C’est le rôle des institutions financières d’accompagner les investissements nécessaires à la préservation de la biodiversité. Nous pouvons y contribuer en finançant des solutions portées par des entreprises, cotées ou non. Chez AXA IM, nous le faisons depuis plusieurs années via notre plateforme de gestion alternative, AXA IM Alts, qui finance des solutions en actifs non cotés dédiées au capital naturel et aux forêts. Plus récemment, nous avons lancé un fonds biodiversité investi sur les marchés actions et ciblant des entreprises cotées qui ont un effet positif sur la nature – ou qui peuvent réduire l’impact négatif de l’activité humaine –, via la préservation ou la restauration des écosystèmes. Nous voyons effectivement de plus en plus d’entreprises de taille significative qui développent des produits et services au bénéfice de la biodiversité, et cela en partie grâce aux pionniers des marchés privés. De toute évidence, avec les actifs cotés, nous pouvons investir à une plus grande échelle, avec plus de flexibilité, et ainsi accroître la contribution du monde financier à la préservation de la biodiversité. L’univers d’investissement des actifs cotés est plus large, mais l’évaluation de l’impact réel peut être plus difficile, d’où l’absolue nécessité de développer des outils de mesure d’impact robustes.

Mathieu Maronet : Nous avons lancé un fonds actions monde d’impact (classé « article 9 » selon le SFDR) sur la biodiversité, ciblant les activités économiques qui contribuent à l’atteinte des Objectifs de développement durable (ODD) 12 (consommation et production responsables), 14 (vie maritime) et 15 (vie terrestre). Il est d’ailleurs très bien reçu par nos clients, sensibilisés à la question par l’article 29 de la loi Energie-climat. On sent un intérêt du marché mais les tickets pris par les investisseurs institutionnels restent pour l’instant de petite taille. Notre devoir d’asset manager est d’accompagner cette transition et de financer les initiatives pour lutter contre la perte de biodiversité, tout en suscitant l’intérêt de nos clients. Nous avons une approche d’amélioration continue et essayons aussi de mettre en place, sur l’ensemble de nos portefeuilles, des politiques pour diminuer les pressions sur la biodiversité qu’exercent nos investissements. Nous ciblons notamment les activités qui contribuent le plus à ces pressions, comme la production d’énergies non conventionnelles (sables bitumineux, fracturation hydraulique, exploitation en Arctique…). Mais il faut bien comprendre que, quoi que l’on fasse, notre investissement aura toujours un impact négatif sur la biodiversité, car toute activité économique en a un. L’important n’est pas tant le point de départ – l’empreinte biodiversité de notre portefeuille – que la trajectoire que l’on va réussir à lui faire suivre. Pour paraphraser Jean-Marc Jancovici sur le climat, il s’agit de découpler la croissance économique – qui est au cœur de notre action en tant qu’investisseur – de l’évolution de notre empreinte biodiversité.

Antoine Cadi : A ce jour, rares sont les solutions investisseurs réellement orientées vers la biodiversité. On parle souvent d’« environnement » mais les sous-jacents sont orientés vers la transition agricole, ce qui est tout à fait nécessaire mais un sujet différent. L’un de nos objectifs, chez CDC Biodiversité, est de développer des clés qui permettent aux territoires de se saisir de cette opportunité et de trouver rapidement un modèle investisseur orienté vers le besoin de restauration écologique (acquisition, restauration et gestion à long terme d’un foncier naturel).

Outre l’impact extra-financier recherché, ces produits peuvent-ils viser une performance financière ?

Virginie Derue : Les investissements nécessaires à la préservation de la biodiversité sont estimés entre 200 et 300 milliards d’euros par an. Les entreprises qui développeront les solutions correspondantes pourront en conséquence bénéficier de perspectives de croissance sur le long terme. Symétriquement, la notion de risque de transition atteste du contraire pour les entreprises qui ne prendront pas les mesures nécessaires.

Marguerite Culot : Pour le financement d’activités positives pour la nature va se poser la question du rendement. Le retour sur investissement sera nécessairement un peu moindre. Les investisseurs devront soit l’intégrer, soit faire en sorte que l’argent public vienne en soutien. La « blended finance » qui mixe fonds privés et ressources publiques est une solution aux questions de financement de la transformation écologique. C’est notamment le cas de projets dans les pays émergents et/ou en développement. Une grande part de la biodiversité s’y trouve aujourd’hui. Les pays développés, eux, se sont beaucoup urbanisés et industrialisés et, ce faisant, ont artificialisé leurs sols. Les pays émergents et/ou en développement doivent pouvoir se développer et prospérer en ne tombant pas dans ces mêmes travers. La « blended finance » peut être utile dans ce cadre afin de dé-risquer les investissements dans des projets de conservation par exemple.

Mathieu Maronet : En tant que pays développé, nous devons prendre notre part de responsabilité dans la destruction de la biodiversité des pays en développement, par exemple lorsque l’on déforeste en Amérique latine pour permettre un élevage bovin qui viendra approvisionner l’Europe en viande. En tant qu’investisseur, nous pouvons aider ces pays à trouver un autre modèle, notamment en refusant d’y financer des activités économiques qui ont un effet ravageur sur la biodiversité. L’initiative réglementaire de l’Union européenne sur la déforestation importée va dans le même sens. Mais in fine, pour revenir à votre question, il est évidemment de première importance que ces produits visent une performance financière en plus de l’engagement très fort sur la biodiversité tout simplement parce que lorsqu’un investisseur souscrit à un fonds, il engage des actifs qui font face à un passif (financement de retraites, garantie accidents de la vie, assurance dommages…). La conjugaison des performances financières et extra-financières est donc aujourd’hui une obligation, un devoir et les meilleures gestions sont capables d’apporter cela. A titre d’exemple, notre fonds actions monde biodiversité génère effectivement une performance financière qui atteint, depuis son lancement le 3 août 2021 et jusqu’au 5 mai 2022, 7,64 % et a particulièrement bien résisté au début de la crise ukrainienne.

Marguerite Culot, directrice des programmes, du développement et des relations institutionnelles, Finance for Tomorrow

« Il n’est plus possible de raisonner en silo sur la problématique du climat et celle de la biodiversité : il faut agir en même temps et de plus en plus d’acteurs, notamment financiers, en ont conscience. »

Parcours

Diplômée en droit de l’Université de Louvain en Belgique, Marguerite Culot démarre sa carrière en 2007 dans une ONG avant de devenir consultante pour plusieurs organisations internationales, telles que l’OCDE ou l’Unesco. En 2012, elle rejoint l’Assemblée nationale comme conseillère sur les sujets environnementaux du groupe Nouvelle Gauche, travaillant notamment sur la loi pour la transition énergétique ou encore la loi portant reconquête de la biodiversité. En 2018, elle intègre l’Office français de la biodiversité. Elle a rejoint Finance for Tomorrow en novembre dernier.

Données clés

  • Finance for Tomorrow, branche de Paris Europlace, a été lancée en juin 2017 pour valoriser l’expertise française et faire de Paris le lieu de rendez-vous de la finance verte et durable. 
  • L’association compte aujourd’hui une centaine de membres, à la fois entreprises, institutions financières, acteurs publics, ONG et think tanks, qui ont pour ambition de réorienter les flux financiers vers une économie bas carbone et inclusive. 
  • En mars 2022, Finance for Tomorrow a rendu publique son étude « Finance et biodiversité : l’écosystème français », réalisée par son groupe de travail dédié au capital naturel et à la biodiversité. Ce rapport de 120 pages présente les enjeux globaux liés à la perte de biodiversité et son lien avec l’économie, détaille les outils d’analyse existants, tout en dressant le panorama du marché et de la réglementation.

La biodiversité devient-elle un sujet d’engagement actionnarial, au même titre que le climat ? Faut-il agir collectivement, via des coalitions ?

Virginie Derue : En tant qu’asset manager, nous avons un rôle non seulement dans le financement des solutions en faveur de la biodiversité, mais aussi en matière d’engagement auprès des entreprises. Sur le sujet du climat, on a pu constater que les coalitions d’investisseurs étaient particulièrement déterminantes pour faire évoluer des entreprises, même parmi les plus réticentes. Il faut faire de même sur la biodiversité, avec une notion de pédagogie qui sera particulièrement importante. C’est ainsi qu’est en train d’être créée, sur le modèle de Climate Action 100+, la coalition Nature 100 qui ciblera une centaine de sociétés. Plus généralement, nous avons aussi accueilli positivement l’initiative Finance for Biodiversity Pledge, lancée il y a quelques années et qui promeut de bonnes pratiques dans ce domaine.

Mathieu Maronet : Tout comme les actionnaires votent désormais en assemblée générale sur des résolutions « say on pay » (sur la rémunération des dirigeants) et « say on climate », il faudrait, en tant qu’asset managers, peser pour introduire un « say on biodiversity ». Cela permettrait de mieux faire prendre conscience, à l’ensemble des actionnaires, de l’importance du sujet et accélérer la remontée d’informations de la part des entreprises.

Virginie Derue : On commence à voir apparaître, dans quelques « say on climate » d’entreprises qui ont un fort impact sur la biodiversité, des objectifs portant sur d’autres aspects que le climat, environnementaux notamment comme la réduction de la pollution des eaux. C’est une tendance qui devrait se confirmer. La prise de conscience se développe.

Antoine Cadi : Les coalitions sont importantes : elles sont une bonne façon d’accélérer le processus d’engagement. Attention, un certain nombre d’activités économiques sont tout simplement antinomiques avec l’idée même de lutte contre l’érosion de la biodiversité. Pour ces activités, l’effort de transition sera radical. Ces coalitions permettent à la fois de financer les solutions positives en mutualisant le risque que ces nouvelles solutions représentent et de mettre la pression sur celles qui ne veulent pas se remettre en question.

Quelles sont les nouvelles frontières en matière de biodiversité auxquelles il faut s’atteler ?

Marguerite Culot : L’océan est une grande inconnue. La recherche scientifique a besoin de progresser sur ce sujet, en particulier pour comprendre la biodiversité en haute mer. Des activités économiques comme la pêche ou la prospection minière y ont un impact qu’il nous faut davantage étudier.

Antoine Cadi : Il faut aborder le sujet de la biodiversité avec beaucoup d’humilité : il existe entre 8 et 10 millions d’espèces sur Terre, mais nous n’avons mis un nom que sur 2 millions d’entre elles et nous n’en connaissons vraiment que 250 000. Mais cette complexité ne doit pas empêcher d’agir. Nous devons à la fois soutenir la recherche pour toujours mieux connaître la biodiversité et, sans attendre, s’engager résolument dans sa préservation (indispensable mais pas suffisante) et sa restauration. 

Antoine Cadi, directeur recherche et innovation, CDC Biodiversité

« Il faut aborder le sujet de la biodiversité avec humilité : il existe entre 8 et 10 millions d’espèces sur Terre mais nous n’en connaissons vraiment que 250 000. »

Parcours

Docteur en écologie, Antoine Cadi commence sa carrière en 1999 au sein du Conservatoire Rhône-Alpes des espaces naturels avant d’intégrer le monde associatif et notamment la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme. Conseiller technique de Jean-Louis Borloo au ministère de l’Ecologie en 2009, il rejoint fin 2010 LPO France comme conseiller du président Allain Bougrain-Dubourg puis directeur du pôle relations extérieures. Il intègre CDC Biodiversité en 2017, où il assure notamment le développement de la mission Economie de la biodiversité, du programme Nature 2050 et du département en charge du Global Biodiversity Score.

Données clés 

  • Créée en 2008 par le groupe Caisse des Dépôts, CDC Biodiversité vise à concilier biodiversité et développement économique dans l’intérêt général. Elle conçoit et mène des actions concrètes en faveur de la restauration et de la préservation de la biodiversité, impliquant à la fois des acteurs publics et des acteurs privés. 
  • CDC Biodiversité a notamment créé le Club B4B+ (« Club des entreprises pour une biodiversité positive »), qui regroupe une quarantaine de sociétés. Ses travaux ont conduit à la création d’une méthodologie d’analyse de l’empreinte biodiversité. Cet outil, le Global Biodiversity Score (GBS), a ensuite été mis à la disposition des institutions financières de deux manières. Une première déclinaison, le GBS-FI, est adaptée aux actifs non cotés. La seconde, conçue avec Carbon4Finance, est la base de données BIA-GBS pour les actifs cotés. Elle a été lancée en juillet 2021 et est utilisée à ce jour par une trentaine d’investisseurs.

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