Ressources humaines

Lanceurs d’alerte : attention aux dérives !

Publié le 2 septembre 2022 à 11h30

Ivan Best    Temps de lecture 11 minutes

Depuis le 1er septembre, les salariés de toute entreprise, y compris les banques et les sociétés de gestion, peuvent adopter le statut de lanceur d’alerte, dès lors qu’ils dénoncent la violation, même bénigne, d’une règle de droit. Ils bénéficient alors d’un régime particulièrement protecteur, dont pourraient chercher à profiter des collaborateurs sur la sellette.

Entrée en application ce premier septembre, la loi du 21 mars 2022 sur le statut des lanceurs d’alerte n’a pas fait couler beaucoup d’encre. Elle est pourtant lourde de conséquences pour le management des entreprises, notamment financières. L’intention première de la loi, qui transpose en droit français une directive européenne, paraît louable aux yeux de tous les spécialistes. L’objectif est de faciliter la tâche des lanceurs d’alerte, après les affaires récentes (Facebook, Mediator…), dans lesquelles ils se sont illustrés. L’utilité de leur action est apparue au grand jour, mais aussi les difficultés qu’ils ont pu rencontrer, puisque les entreprises dont ils ont dénoncé les pratiques ont cherché souvent à les réduire au silence. D’où une nouvelle législation, complétant la loi Sapin 2 de 2016, qui avait institué le statut de lanceur d’alerte. La nouvelle loi entend améliorer la situation des lanceurs d’alerte dans trois domaines : d’abord, celui de la procédure, simplifiée et susceptible d’être accélérée, ensuite, celui du champ des alertes, considérablement élargi et enfin, s’agissant de la protection de ces salariés, la nouvelle législation veut faire en sorte qu’ils ne soient plus « bâillonnés », de même que de tous ceux qui ont facilité leur démarche.

Une organisation interne à mettre en place dans l’entreprise

  • Confrontées à cette nouvelle législation, les entreprises doivent s’adapter. « Elles doivent penser leur organisation interne au regard de cette loi », alerte Claire Toumieux, associée au département droit social chez Allen & Overy. Elles sont contraintes par la loi de prévoir des dispositifs pour les lanceurs d’alerte, et y ont, de toute façon, tout intérêt, une alerte interne étant toujours préférable à un signalement externe. « Des processus rigoureux doivent être mis en place, souligne Claire Toumieux. Il faut une procédure robuste, un traitement sérieux des alertes, par des experts indépendants dans l’entreprise ou externes. L’employeur doit documenter la date de réception de l’alerte, celle de la réponse, comment l’alerte a été traitée, de manière indépendante… » L’objectif premier doit bien être de renforcer la confiance des salariés dans la capacité de l’entreprise à traiter d’abord en interne tout manquement à la règle, afin de sanctionner d’éventuelles dérives et d’y mettre fin.

Une procédure simplifiée

Protectrice des lanceurs d’alerte, la nouvelle législation n’a pas été votée contre les entreprises qu’ils peuvent éventuellement dénoncer. « Elles accueillent favorablement le déploiement des systèmes d’alerte, qui permettent de mettre à jour des dérives et de gérer leurs risques », souligne Charles-Henri Boeringer, avocat associé chez Clifford Chance. C’est sans doute encore plus vrai dans le secteur financier. « La possibilité pour les lanceurs d’alerte de procéder à des signalements internes peut être vue comme une opportunité pour les établissements financiers et les sociétés de gestion, estime Muriel Goldberg-Darmon, avocat associée chez Cohen & Gresser. Une telle modalité est, en pratique, protectrice des entreprises. Elle permet en effet à ces dernières de traiter les alertes en interne et de se mettre d’elles-mêmes en conformité avec leurs obligations. Le risque de contrôle et de sanctions des autorités (notamment AMF et ACPR) s’en trouve ainsi diminué. Il est donc de l’intérêt des établissements financiers et des sociétés de gestion de mettre en place des procédures d’alerte effectives et d’assurer la protection des lanceurs d’alerte. »

Jusqu’à ce 1er septembre, ce traitement d’abord en interne était la règle. Mais ce n’est plus le cas. « Auparavant, un salarié constatant un manquement à une règle devait le signaler en interne, relève Hippolyte Marquetty, associé au sein du département Contentieux du cabinet Allen & Overy. Aujourd’hui, avec la nouvelle législation, il est possible de lancer une alerte sans passer par le système interne à l’entreprise et ainsi effectuer un signalement auprès de certaines autorités compétentes, de l’autorité judiciaire, ou du défenseur des droits. » Le salarié peut s’adresser directement à l’ACPR ou à l’AMF, par exemple, selon qu’il est employé par une banque ou par une société de gestion. Les deux autorités ont mis en place des procédures d’alerte destinées aux salariés concernés, directement accessibles sur leurs sites internet, créant ainsi deux canaux spécifiques pour le secteur de la finance.

Le lancement de l’alerte hors de l’entreprise devient donc beaucoup plus direct et rapide, ce qui ne facilite pas une analyse approfondie du manquement présumé à la règle. « Le problème, c’est qu’en l’absence d’enquête interne préalable conduite par l’entreprise, on risque de se passer de l’étape confidentielle importante de la contextualisation, de la contradiction, et de la nécessaire interprétation des faits, souligne Hippolyte Marquetty. L’entreprise a donc tout intérêt à renforcer le lien de confiance avec les salariés, pour qu’ils signalent en interne d’éventuels manquements. Il faut leur prouver que l’alerte sera traitée en toute indépendance. »

«L’augmentation notable du nombre d’alertes résulte directement des protections accordées par la loi dans le cadre des entreprises, et d’une revalorisation de la notion d’intérêt général, qui prend le dessus sur le devoir de loyauté des salariés envers leur employeur. »

Charles-Henri Boeringer Avocat associé ,  Clifford Chance

Une multiplication des alertes

L’enjeu est d’autant plus important que le nombre d’alertes risque de se multiplier, avec un champ d’application élargi par la nouvelle loi. Depuis 2016, un salarié d’une entreprise employant au moins 50 personnes pouvait lancer une alerte quand était constatée la violation « grave et manifeste » d’une règle de droit. Mais « il y a un élargissement du champ d’application, on a enlevé de la loi l’exigence d’un “caractère grave et manifeste” des manquements à la règle, souligne Claire Toumieux, associée au sein du département droit social du cabinet Allen & Overy. Donc, n’importe quel manquement, même léger, peut donner lieu à alerte. » Le risque est élevé pour les établissements bancaires. « Les banques doivent tenir compte de réglementations multiples, en matière environnementale, sociale, de respect des droits humains par exemple, relève Hippolyte Marquetty. Cette multiplication des normes constitue autant d’occasions de défaut de contrôle. Comme n’importe qui peut lancer une alerte à ce sujet, les possibilités de signalement apparaissent démultipliées. »

Avant même que la nouvelle législation entre en vigueur, le nombre d’alertes avait sensiblement progressé. « Je note une augmentation notable du nombre d’alertes, qui résulte directement des protections accordées par la loi et les entreprises, et d’une revalorisation de la notion d’intérêt général, qui prend le dessus sur le devoir de loyauté des salariés envers leur employeur, souligne Charles-Henri Boeringer. Dans les grosses entreprises, on peut en compter au moins une centaine par an. Mais dans 95 % des cas, elles concernent de simples problèmes de management. » Le harcèlement moral présumé, par exemple, alimente de nombreux signalements.

Mais comment évaluer la crédibilité de ces alertes ? Essentielle, la notion de « bonne foi » du salarié est mise en avant, depuis la loi Sapin 2 de 2016. Il existe deux conditions pour bénéficier du statut de lanceur d’alerte : être de bonne foi et ne pas obtenir une contrepartie financière. Cette idée de « bonne foi » est reprise par les instructions de l’AMF. L’Autorité souligne que l’auteur d’une alerte est protégé contre toute sanction de la part de son employeur « pour avoir signalé de bonne foi à l’AMF un manquement » aux réglementations, de toute nature (même extra-financière). Mais la nouvelle législation change la donne dans ce domaine. Jusqu’à maintenant, le lanceur d’alerte devait prouver sa bonne foi. Désormais, celle-ci est présumée. « S’agissant de la bonne foi, la jurisprudence est particulièrement stricte, souligne Claire Toumieux. C’est à l’employeur de prouver que le salarié est de mauvaise foi. Or une personne est considérée comme étant de mauvaise foi si elle a connaissance de la “fausseté” de ce qu’elle dénonce, ce qui est impossible à démontrer. »

C’est d’autant plus difficile qu’un salarié peut dénoncer des faits dont il a simplement entendu parler. « Antérieurement à cette loi, un salarié devait avoir personnellement connaissance des faits faisant l’objet de l’alerte, souligne Muriel Goldberg-Darmon. Désormais, ce n’est plus le cas, un salarié pouvant signaler des faits qui lui ont été seulement rapportés dans le cadre de son travail. » Et, dès lors qu’il décide d’adopter le statut de lanceur d’alerte, il se trouve très protégé.

«C’est à l’employeur de prouver éventuellement que le salarié-lanceur d’alerte est de mauvaise foi. Une personne est de mauvaise foi si elle a connaissance de la “fausseté” de ce qu’elle dénonce, ce qui est impossible à démontrer. »

Claire Toumieux Associée au sein du département droit social ,  Allen & Overy

Une protection à toute épreuve

La nouvelle loi renforce encore la protection déjà prévue. « Le législateur a voulu éliminer tout risque de représailles à l’encontre du lanceur d’alerte, souligne Claire Toumieux. Ainsi, il est interdit d’entraver la carrière de ce salarié. Dans une banque, toute diminution de bonus est susceptible d’être considérée comme une mesure de représailles. Le risque, c’est bien la paralysie dans la gestion de la performance. »

Même si le salarié a commis de lourdes fautes professionnelles, il reste sous la protection de son statut de lanceur d’alerte. « S’il a commis des fautes dans le cadre de son activité salariée, il est en pratique essentiel de traiter l’alerte avant d’envisager une sanction, car l’alerte gèle tout, relève Claire Toumieux. En cas de rupture du contrat de travail, le risque que le salarié invoque sa nullité est majeur, considérant qu’il est sanctionné du fait de son alerte. » Un employeur qui voudrait passer outre, et se séparer d’un salarié défaillant, s’exposerait à de lourdes sanctions, car celles-ci pourraient être assimilées à des représailles. Or, « en cas de représailles contre le salarié, le risque devient pénal pour l’employeur, souligne Hippolyte Marquetty. On peut dire qu’on a sacralisé le statut du lanceur d’alerte. » D’où le risque que certains collaborateurs défaillants soient tentés de se placer sous la protection de ce régime, afin de gagner du temps : celui-ci peut être long, dans la mesure où il dépend de la durée de l’enquête.

En outre, ceux qui ont aidé le lanceur d’alerte peuvent aussi être placés sous ce statut protecteur. « Une autre nouveauté de la loi, c’est la protection de l’entourage du lanceur d’alerte et la généralisation de la protection de l’anonymat, relève Charles-Henri Boeringer. Une alerte peut être totalement anonyme. » Les personnes morales peuvent aussi bénéficier de la protection accordée à l’entourage. Ainsi, une ONG qui apporterait son soutien à un lanceur d’alerte serait également protégée par son statut. Dès lors, elle pourrait contribuer à divulguer des informations théoriquement protégées, sans pouvoir être mise en cause. Comme le souligne l’AMF, « tout informateur qui met des informations à sa disposition – conformément aux règlements sur les lanceurs d’alerte – n’est pas considéré comme violant une quelconque restriction à la divulgation d’informations imposée par un contrat ou par une disposition législative, réglementaire ou administrative, et sa responsabilité ne sera aucunement engagée à raison de cette divulgation. » L’auteur d’un signalement dont la divulgation aurait causé des dommages à l’entreprise ne peut en outre pas être poursuivi, la loi estimant qu’il n’est pas civilement responsable. « Le lanceur d’alerte bénéficie de l’irresponsabilité civile et de l’irresponsabilité pénale pour certaines actions liées à un signalement opéré de bonne foi », souligne Charles-Henri Boeringer. Celle-ci étant présumée, les entreprises auront fort à faire pour parer les dérives de la nouvelle législation…

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