La lettre gestion des groupes internationaux

Fiscalité internationale en 2021 : morceaux choisis

Apport à filiale détenue à 100 % : pourquoi émettre des titres sur la base des valeurs vénales ?

Publié le 26 novembre 2021 à 10h51

PwC Société d’Avocats    Temps de lecture 8 minutes

La jurisprudence fiscale assez récente a semé le trouble dans la vie des entreprises pour ce qui concerne les restructurations purement internes lorsque les parties à un apport sont détenues à 100 % par le groupe. Vues de l’étranger ces règles sont peu compréhensibles. Cependant les toutes dernières décisions, bien qu’étant encore hésitantes, et les réformes récentes du droit des sociétés pourraient amener un renouveau salutaire.

Par Renaud Jouffroy, avocat, Of Counsel, PwC Société d’Avocats

On rappellera la différence entre « valeur d’apport » en tant que transcription dans les écritures de la société bénéficiaire de l’apport des biens apportés et « parité d’échange » qui a pour objet de déterminer le nombre d’actions qui seront émises par la société bénéficiaire des apports pour rémunérer les apports. 

La valeur d’apport est étroitement encadrée par la réglementation comptable (utilisation des valeurs comptables, généralement pour les restructurations internes, ou des valeurs réelles selon les cas). En revanche les règles comptables sur les fusions et opérations assimilées (PCG art.710-1 à 770-2) n’abordent pas le calcul du rapport d’échange. De même le droit des sociétés ne prévoit de règles que pour assurer un équilibre en présence de plusieurs associés (droit préférentiel de souscription, intervention d’un commissaire à la fusion pour vérifier que le rapport d’échange est équitable etc..) et aucune règle n’impose un calcul précis en présence d’un associé unique.

En droit fiscal la situation est différente, mais cette position est-elle justifiée ?

L’administration fiscale impose depuis fort longtemps un calcul de parité basé sur les valeurs réelles des bien apportés et des titres émis en rémunération, sauf apport à des sociétés coquilles (où l’utilisation des valeurs comptables peut être retenue puisque, on le comprend, dans ces cas la valeur des titres émis équivaut plus ou moins à la valeur réelle des actifs apportés). A défaut la société apporteuse doit, selon l’administration fiscale, constater à concurrence de la différence, un produit taxable dans les conditions de droit commun ! (BOI-IS-FUS-30-20, 15 avril 2020 §20).

Or le calcul des valeurs réelles peut être extrêmement complexe et couteux. Au surplus la valorisation n’est pas une science exacte et les valorisations de sociétés, telles que des sociétés holdings non cotées détenant des dizaines de filiales, peuvent être sujettes à des discussions/contestations inextricables, que l’absence d’enjeu économique, s’agissant d’une restructuration purement interne, justifie peu.

La jurisprudence fiscale a semblé prendre le pas. Dans un premier temps le Conseil d’Etat dans une décision Cerés du 9 mai 2018, pour une minoration volontaire de la valeur d’apport d’un actif par un dirigeant, a transposé aux apports les principes applicables aux cessions à prix minoré. Puis dans une décision Lafarge (CE, 9e et 10e ch, 1er juillet 2020, n° 418378, Sté Lafarge) le Conseil d’Etat a considéré qu’un apport partiel d’actifs à une filiale détenue à 100 %, rémunéré en fonction d’une parité basée sur les valeurs comptables (et non sur les valeurs réelles), était constitutif d’une subvention au sens de l’intégration fiscale à déclarer dans un état spécial et dont la non déclaration était sanctionnée par une pénalité de 5 % du montant de la dite subvention ! (1)

Certes on peut penser que cette notion de subvention ne vaut que pour les besoins de l’état de suivi des subventions intragroupe puisque, comme l’indique le rapporteur public  dans ses conclusions relatives à cet arrêt, la définition réglementaire « automatique et objective » de l’intégration fiscale qualifie de subvention tout écart (significatif) par rapport à la valeur réelle du bien remis, l’existence d’une éventuelle contrepartie à cet écart relève d’un autre débat, afférent à la normalité de l’acte et à l’existence d’un intérêt susceptible de justifier l’avantage consenti. En d’autres termes la qualification de subvention au regard de l’intégration fiscale ne déclenche pas nécessairement pour les besoins de l’impôt sur les sociétés la reconnaissance d’un acte anormal de gestion taxable chez l’apporteur et potentiellement par ricochet chez la bénéficiaire de l’apport également (on notera à cet égard une décision défavorable au contribuable, mais contestable à notre sens, du tribunal administratif de Montreuil (2)).

En effet l’acte anormal de gestion dans une opération à prix minoré est caractérisé par un élément intentionnel (le caractère délibéré de la minoration du prix fixé) et un élément matériel, à savoir un appauvrissement de l’entité cédante/apporteuse et un enrichissement de l’entité cessionnaire/bénéficiaire de l’apport. Or on a du mal à percevoir une intention de minorer l’apport effectué ou sa rémunération dans un apport à une filiale entièrement détenue. Surtout il n’y a aucun appauvrissement du côté de l’apporteur puisqu’il retrouve sa mise dans l’appréciation corrélative des titres qu’il détient, et aucun enrichissement du côté de la bénéficiaire de l’apport. Nulle trace donc d’acte anormal de gestion ou de libéralité.

Le souci des juges dans la transposition aux apports des règles applicables aux cessions semble être de préserver l’autonomie juridique des sociétés, de veiller à l’appréciation de leurs intérêts respectifs. L’objectif serait d’éviter un dérapage des règles applicables menant à une situation où tout acte effectué avec une filiale à 100 % serait validé parce que l’anormalité de l’opération serait justifiée par le fait que l’actionnaire retrouve sa mise dans la valorisation des actions qu’il détient. Pourtant à notre sens la situation est bien différente dans un apport puisque dans cette situation et dans cette situation seulement, quelle que soit la rémunération/parité, il n’y a pas d’enrichissement de la bénéficiaire de l’apport. En effet que celle-ci émette une ou cent actions sa richesse est la même. Au bilan il y a seulement une ventilation différente entre le poste capital et la prime d’apport.

Dès lors en l’absence d’appauvrissement de l’apporteur/enrichissement de la bénéficiaire de l’apport toute souplesse devrait être autorisée dans la rémunération de ce dernier.

On observera à cet égard que, à notre connaissance, une parité basée sur les valeurs réelles n’est pas requise pour les apports à une filiale à 100 % dans les autres juridictions. Plus radicalement il n’est souvent émis aucune action, l’apport étant comptabilisé dans un poste du type prime d’apport (3). 

La récente réforme relative aux opérations de fusions/scissions entre sociétés sœurs (loi Soilihi n°2019-744 du 19 juillet 2019) exprime ce même souhait de simplification puisque désormais une fusion entre sociétés sœurs détenues par la même société mère ne donne pas lieu à une augmentation de capital de l’absorbante/à une émission de titres au profit de la société mère de l’absorbée. De même une scission réalisée au profit de deux ou plusieurs sociétés sœurs détenues à 100 % par la même société mère s’opère dorénavant sans rémunération de l’apport. La loi de finances pour 2020 a quant à elle permis à ces opérations d’être réalisées en régime de faveur. Le législateur acte ainsi, tant d’un point de vue du droit des sociétés que d’un point de vue fiscal, et de manière similaire à bien d’autres juridictions, que la parité d’échange n’est pas pertinente lorsque les opérations de restructuration sont opérées entre entités détenues à 100 % par le même actionnaire.

Le Conseil d’Etat vient de juger (CE 20 octobre 2021, N°445685, 8e et 3e ss, M. et Mme C.) que la seule circonstance qu’une société bénéficie d’un apport à prix volontairement majoré ne saurait par elle-même traduire l’existence d’un appauvrissement de cette société au profit de l’apporteur et permettre à l’administration de taxer ce dernier comme ayant reçu une libéralité (distribution occulte au sens de l’article 111 c du CGI). Il est intéressant d’observer que le rapporteur public dans ses conclusions relatives à cet arrêt s’est livré à une analyse de la notion de libéralité, «  plaisir d’offrir » et «  joie de recevoir » selon ses termes, enrichissement/appauvrissement, pour conclure qu’une opération d’apport est bien différente d’une cession et qu’il n’y a pas d’appauvrissement au cas particulier car la remise de titres « ne (lui) coûte rien » et la majoration de l’apport entraine plutôt une dilution des droits des autres associés. Gageons que cette décision et ces conclusions augurent d’un alignement des règles avec la flexibilité prônée par les entreprises (parité sur la base des valeurs nettes comptables, de la valeur nominale des actions de la bénéficiaire pour les entreprises en difficulté voire extension des simplifications la loi Soilihi aux simples apports à filiale à 100 %).

La parité basée sur des valeurs réelles ne devrait donc se justifier qu’en présence d’une pluralité d’actionnaires et pour s’assurer de l’absence, non pas d’une libéralité entre apporteur et bénéficiaire de l’apport, mais entre actionnaires.

1. Montant qui apparaît contraire au principe de proportionnalité des peines lorsque la différence ainsi constatée n’a pas d’incidence au regard de l’impôt sur les sociétés.

2. TA Montreuil, 1er ch, 19 déc.2019, n°1707095 et 1812350, Sté Lafarge

3. Cf. CE 7 sept.2009, n°303560, 8e et 3 s.s. SNC Immobilière GSE, pour une absence d’acte anormal de gestion à la non-rémunération d’un apport comptabilisé au Portugal en « versements supplémentaires ».


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A l’occasion de cette dernière lettre de l’année 2021, nous passerons en revue quelques-uns des importants développements récemment intervenus en matière de fiscalité internationale. Ce panorama illustre, s’il en était besoin, la constante évolution du droit fiscal. En effet, les
arrêts analysés consacrent de nouveaux principes, apportent des précisions importantes sur l’application de règles ou principes existants.
Ils permettent aussi d’identifier les nouvelles tendances qui demain, peut-être, feront, à leur tour, évoluer le droit fiscal.

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