La lettre gestion des groupes internationaux

Avril 2022

Abus de droit et bénéficiaire effectif : quand la substance fait la différence

Publié le 8 avril 2022 à 15h38

PwC Société d"Avocats    Temps de lecture 8 minutes

CAA Versailles, n° 19VE03571, SAS Meubles Ikea France - Par un arrêt du 8 février 2022 (1), la cour administrative d’appel de Versailles est venue rappeler l’importance de la réalité économique quant à la justification de l’interposition d’une société étrangère dans le cadre de versements de revenus dits « passifs », en l’espèce des redevances, nécessaire à la démonstration de l’absence de montage artificiel ainsi qu’à la reconnaissance de la qualité de bénéficiaire effectif et, partant, à l’octroi des avantages conventionnels en matière de retenues à la source.

Par Laurent Samson, avocat, Mathieu Jouanin, avocat, PwC Société d’Avocats

Rappel des faits. La SNC Meubles Ikea France (« MIF ») a conclu un contrat de franchise avec la société Inter Ikea Systems BV (« IIS BV »), société située aux Pays-Bas, et exploite en France, en qualité de franchisé, des magasins spécialisés dans le domaine du meuble et des accessoires pour le public et les professionnels. En vertu de ce contrat, la société MIF bénéficiait notamment du droit d’exploiter dans ses magasins l’« Ikea Retail System » (le concept Ikea), l’« Ikea Food System » (vente alimentaire) et les « Ikea Proprietary Rights » (la marque Ikea). En contrepartie, elle versait à la société IIS BV une redevance égale à 3 % du montant de ses ventes nettes réalisées en France.

A l’occasion d’un contrôle fiscal mené à l’encontre de la société MIF au titre des exercices clos en 2010 et 2011, l’administration a procédé, dans le cadre de la procédure d’abus de droit, à des rectifications de retenue à la source au titre des redevances versées.

Ayant relevé – à tort, nous le verrons – que la société IIS BV reversait 70 % des redevances de franchise à la fondation Interogo, à l’époque des faits propriétaire de la marque Ikea (« Ikea Proprietary Rights ») et établie au Liechtenstein où cette dernière ne s’acquittait d’aucun impôt direct, l’administration a alors considéré que la société IIS BV ne pouvait être le bénéficiaire effectif des redevances versées par la SNC MIF en raison de l’interposition frauduleuse de la société IIS BV entre celle-ci et la fondation, exclusivement destinée à faire bénéficier lesdites redevances de l’exonération des retenues à la source par application de la convention franco-néerlandaise. En conséquence, l’administration fiscale a assujetti 70 % des redevances versées à la société néerlandaise – présumées reversées par cette dernière à la fondation Interogo – à la retenue à la source de droit interne (article 182 B du CGI) assortie de majorations de 80 % et des intérêts de retard correspondants.

En première instance, le tribunal administratif de Versailles a, par un jugement du 25 juin 2019 (2), fait droit à la demande du contribuable après avoir relevé que la réalité économique de la société IIS BV n’était pas contestée, que celle-ci déterminait la politique de franchise du groupe Ikea, animait le réseau de franchisés et, de surcroît, employait 763 salariés dont 162 affectés à la division franchise.

L’administration a alors interjeté appel de cette décision en soutenant, à titre principal, (i) que l’ensemble des entités concernées ne forme qu’un « seul groupe économique (3) », (ii) que la société IIS BV n’exerce pas une activité effective justifiant le paiement d’une redevance de marque, arguant ainsi du caractère artificiel du montage et, à titre subsidiaire, (iii) que la société IIS BV ne peut pas, en tout état de cause, se prévaloir de la qualité de bénéficiaire effectif des redevances versées pour bénéficier des dispositions de la convention fiscale en vigueur entre la France et les Pays-Bas (4).

La décision de la CAA de Versailles. La cour confirme la décision de première instance précisant, compte tenu des éléments de preuve apportés par la société MIF, qu’il n’est pas démontré que (i) la conclusion du contrat de franchise entre les sociétés MIF et IIS BV correspond « à un montage artificiel dans le but exclusif d’éluder la retenue à la source en recherchant le bénéfice de l’application littérale des stipulations de la convention fiscale » de sorte que les redevances puissent être regardées comme ayant « bénéficié directement à la fondation Interogo », ni que (ii) la société IIS BV n’est pas le bénéficiaire effectif des redevances concernées la privant des dispositions de la convention fiscale précitée.

Parmi les preuves versées par la société MIF, les juges relèvent l’antériorité de la société IIS BV créée en 1983, la disposition d’un personnel propre et de bureaux et la réalité de son activité. En effet, en sa qualité de propriétaire du concept de franchise Ikea, elle disposait d’un magasin d’essai Ikea dans lequel elle assurait le développement permanent du concept Ikea et d’un centre de formation dans lequel elle formait le personnel des franchisés.

D’autre part, la cour souligne que le forfait de 70 % dont s’acquittait la société IIS BV auprès de la fondation Interogo n’avait pas pour assiette les seules redevances correspondant à la marque Ikea mais également toutes les redevances de franchise (la rémunération du concept Ikea, l’« Ikea Retail system » et celle de l’activité de vente de produits alimentaires, l’« Ikea Food System »), auxquelles s’ajoutent les frais pour l’« Ikea Business College » ainsi que le revenu net lié au catalogue diminué des contributions marketing payées aux franchisés.

Par cette analyse, la cour confirme que le prix acquitté correspondait effectivement aux droits d’exploiter la marque concédée par la fondation à la société IIS BV, faisant ainsi écho à la jurisprudence Diebold Courtage (5) dans laquelle l’administration avait allégué le caractère excessif des versements de redevances pour contester la qualité de bénéficiaire effectif du récipiendaire.

La cour relève enfin que la référence à l’interdépendance des parties en présence est inopérante puisqu’il est établi que la société IIS BV a conclu des contrats de franchise similaires avec des tiers indépendants (6).

Conclusion. La présente décision vient s’inscrire dans la lignée de décisions récentes en la matière (7), laquelle s’évertue depuis de nombreuses années à fournir au contribuable (mais aussi à l’administration fiscale) des éléments probants et concrets quant à la réalité économique d’une société et de son activité (plus connue chez les fiscalistes sous le vocable « substance ») pour déterminer si elle peut être considérée comme le véritable bénéficiaire effectif de revenus dits passifs tels que les intérêts, redevances et dividendes, et non comme un simple mandataire recevant ces produits pour le compte d’une autre entité.

Au niveau européen, le besoin d’une clarification s’est fait sentir. La Commission européenne a donc récemment publié une proposition de directive destinée à prévenir l’utilisation abusive de sociétés écrans à des fins fiscales (8). Elle prévoit la mise en place de critères de substance minimum.

La fixation d’un cadre légal et harmonisé au niveau de l’UE du concept de substance devrait certes impliquer une dose de formalisme complémentaire pour les contribuables, mais elle n’est pas dénuée de mérite. Cela étant, en l’état de la proposition, ces critères ne sont pas exclusifs de l’application des règles anti-abus nationales et du concept de bénéficiaire effectif (9). 

1. CAA Versailles, n° 19VE03571, SAS Meubles Ikea France.

2. TA Versailles, 25 juin 2019, n° 1704037, SAS Meubles Ikea France.

3. Référence faite par le ministre « eu égard à leur organisation, aux chaînes de détention et aux centres de décisions » des structures concernées.

4. Article 12 de la convention susvisée. 

5. CE, 13 oct.1999, n° 191191, min. c/ SA Diebold Courtage. La société française Diebold Courtage versait des redevances à une société de personnes de droit hollandais, dont le commandité et le commanditaire étaient deux sociétés à responsabilité limitée, résidentes fiscales des Pays-Bas, laquelle en reversait une fraction importante (68 %) à une société apparentée située en Suisse en application d’un contrat d’apporteur d’affaires. Le Conseil d’Etat avait jugé qu’« il résulte des informations versées au dossier qui ont été fournies par l’administration fiscale néerlandaise dans le cadre de l’assistance administrative internationale, que cette administration n’est pas en mesure de déterminer si les sommes payées par Equilease CV à Equilease Management AG sont excessives au regard des prestations fournies par la seconde à la première et par suite si Equilease Management AG est ou non le bénéficiaire réel des redevances payées par la SA Diebold Courtage ».

6. Elément faisant notamment défaut dans un cas similaire de redressement en matière de redevance de marque versée par une société française à une société établie au Pays-Bas qui reversait entre 91,6 % et 88,7 % des redevances à une société établie dans les Iles vierges britanniques ; ces sociétés faisaient partie du même groupe et l’activité de la société établie aux Pays-Bas était limitée à la seule perception des redevances de la société française : CAA Bordeaux, 5 oct. 2021, n° 20BX03606, SAS Meltex et CAA Bordeaux, 5 oct. 2021, n° 19BX00473, SAS Meltex.

7. CAA Douai, 4 juin 2020, n° 18DA00383, SARL Dramicom France ; CAA Versailles, 25 févr. 2020, n° 18VE02026, SOGEPEC ; CE, 10e et 9e ch., 5 févr. 2021, n° 430594 et 432845, Sté Performing Rights Society Ltd avec les conclusions du rapporteur public Laurent Domingo : RJF 04/21, C407.

8. Proposal for a Council Directive laying down rules to prevent the misuse of shell entities for tax purposes and amending Directive 2011/16/EU, COM/2021/565 final, 2021/0434 (CNS).

9. Voir, sur cette proposition de directive, E. Raingeard de la Blétière, Chronique de droit de l’UE, Dr. fisc. 2022, n° 12, chron. 158.


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