La lettre gestion des groupes internationaux

Avril 2022

Précision sur les modalités d’appréciation de la notion de régime fiscal privilégié : le régime des sociétés mères fait partie des « conditions d’imposition de droit commun »

Publié le 8 avril 2022 à 16h13

PwC Société d'Avocats    Temps de lecture 14 minutes

CE, 3e et 8e ch., 14 février 2022, n° 442061 et 442062, Carrozza - Le Conseil d’Etat juge que l’appréciation du caractère privilégié du régime fiscal d’une société établie à l’étranger doit se faire par comparaison avec l’impôt auquel elle aurait été soumise dans les conditions de droit commun en France, lesquelles incluent le régime des sociétés mères.

Par  Valentin Leroy et Louise Bras, avocat, PwC Société d’Avocats

L’article 238 A du Code général des impôts (ci-après « CGI »), créé par l’article 14 de la loi de finances pour 1974 (1), dénie la déductibilité de certaines sommes (telles que les intérêts, redevances et rémunérations de prestation de services) versées à des personnes domiciliées ou établies hors de France et qui y sont soumises à un régime fiscal privilégié, à moins que le débiteur apporte la preuve qu’elles correspondent à des opérations réelles et qu’elles ne présentent pas un caractère exagéré.

Dans sa rédaction actuelle, une personne est regardée comme soumise à un régime fiscal privilégié dans une juridiction donnée, si elle n’y est pas imposable ou si, bien qu’elle y soit assujettie à un impôt sur ses bénéfices, il existe un écart d’au moins 40 % avec le montant de celui dont elle aurait été redevable dans les conditions de droit commun en France, si elle y avait été domiciliée ou établie.

Aujourd’hui ambigus, les contours de la notion de régime fiscal privilégié l’étaient encore davantage, et ce, jusqu’en 2006 (2). En effet, la rédaction initiale de l’article 238 A du CGI faisait référence aux Etats ou territoires où l’entité n’était pas imposable ou assujettie à des impôts sur les bénéfices ou les revenus « notablement moins élevés qu’en France ». Cette différence « notable » était interprétée par la doctrine et la jurisprudence comme d’au moins un tiers (3). Dans un souci de sécurité juridique, la loi de finances pour 2005 (4) a affiné ce concept en introduisant la référence à un écart d’imposition « de plus de la moitié » et en spécifiant les termes de la comparaison : l’écart doit désormais être apprécié au regard de l’impôt sur les bénéfices ou les revenus dont l’entité étrangère aurait été redevable « dans les conditions de droit commun en France », si elle y avait été domiciliée ou établie (5).

C’est sous l’empire de cette définition qu’intervient le litige opposant l’administration fiscale aux époux Carrozza.

Ces derniers, résidents fiscaux français, détenaient la totalité du capital d’une société de participations financières luxembourgeoise qui bénéficiait d’une exonération totale d’impôt sur les dividendes perçus de sa filiale française. A l’issue d’un contrôle fiscal, l’administration avait procédé à des rehaussements de l’impôt sur le revenu et des prélèvements sociaux dans la catégorie des revenus de capitaux mobiliers, à raison des bénéfices réalisés par la société luxembourgeoise. Elle considérait, en effet, sur le fondement de l’article 123 bis du CGI, que la société holding au Luxembourg bénéficiait d’un régime fiscal privilégié par rapport à une société holding résidente en France.

Pour mémoire, l’article 123 bis du CGI permet de taxer directement les revenus d’une entité étrangère, dont l’actif est principalement constitué de valeurs financières, qui bénéficie d’un régime fiscal privilégié entre les mains de ses associés, personnes physiques résidentes de France, qui détiennent au moins 10 % de son capital ou de ses droits de vote.

Devant les juges du fond, les époux invoquaient le régime des sociétés mères codifié aux articles 145 et 216 du CGI pour établir que la société luxembourgeoise ne relevait pas d’un régime fiscal privilégié dès lors que, si elle avait été établie en France, elle aurait été soumise à ce régime et aurait ainsi également bénéficié d’une exonération d’impôt sur les dividendes provenant de sa filiale.

La cour administrative d’appel de Versailles (6) avait toutefois refusé de prendre en compte l’existence de ce régime, considérant que celui-ci n’était qu’optionnel et que sa mise en œuvre relevait d’une décision de gestion. Après avoir appliqué un taux théorique d’impôt sur les sociétés français de 33,33 % aux dividendes qui auraient été reçus par la société dans le cas où elle aurait été établie en France, elle avait validé la qualification de régime fiscal privilégié retenue par l’administration.

Saisi du litige, le Conseil d’Etat censure l’arrêt d’appel et juge qu’il convient de prendre en compte le régime des sociétés mères défini aux articles 145 et 216 du CGI pour comparer l’impôt subi à l’étranger avec l’impôt dont le contribuable aurait été redevable « dans les conditions de droit commun en France ». Il annule ainsi l’arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles au motif qu’elle n’a pas recherché si la société luxembourgeoise aurait rempli les conditions pour bénéficier de ce régime si elle avait été établie en France.

En d’autres termes, selon les juges du Palais-Royal, le régime des sociétés mères défini aux articles 145 et 216 du CGI participe aux conditions de droit commun de l’impôt sur les sociétés en France pour les besoins de l’appréciation du caractère privilégié, au sens de l’article 238 A du CGI, des régimes fiscaux en vigueur à l’étranger.

La rédaction de l’arrêt ne permet malheureusement pas de comprendre le raisonnement à l’issue duquel le Conseil d’Etat est parvenu à cette analyse. Il est donc impossible d’en discerner les motivations sans tomber dans la conjecture. Selon la rapporteure publique – dont les conclusions n’ont pas été publiées au jour de la rédaction du présent article

– le régime des sociétés mères « constitue un régime d’imposition à part entière qui a vocation à s’appliquer à toutes les entreprises éligibles, sans privilégier un secteur particulier » (7), d’où son inclusion dans les « conditions de droit commun » d’imposition en France à l’aune duquel le régime fiscal étranger doit être confronté.

La notion de « conditions de droit commun » viserait donc davantage à exclure du spectre de la comparaison les dispositions fiscales, en fait ou en droit, propres à un secteur d’activité donné (par exemple, les secteurs bancaire ou maritime) que celles dont le bénéfice suppose l’exercice d’une option.

Pourtant, ce n’est pas le sens que les autorités fiscales semblent lui attribuer. En effet, si, dans leurs commentaires administratifs, elles indiquent que « la comparaison doit porter sur des niveaux de charges résultant de l’application de certains impôts et non sur des impositions spécifiques » (8), elles recommandent toutefois de tenir compte « des régimes particuliers d’imposition, dérogatoires au régime de droit commun, applicables à certaines formes d’entreprises, d’activités ou de revenus » (9). L’emploi de paramètres d’imposition sectoriels, préconisé par les autorités fiscales, nous paraît également essentiel au bon fonctionnement du dispositif législatif puisqu’à défaut, des régimes d’imposition – en principe – favorables à certains secteurs répondraient au qualificatif de « privilégiés » alors qu’ils se rencontrent aussi bien à l’étranger qu’en France (par exemple le système de taxation au tonnage applicable aux entreprises de transport maritime).

A notre sens, la rationalité de la décision Carrozza repose sur d’autres motifs parmi lesquels pourrait figurer la nécessaire symétrie dans les termes de comparaison retenus au niveau du système fiscal étranger (testé) et du système fiscal français (de référence). Ainsi, à supposer qu’il faille ignorer, pour les besoins de l’identification du caractère privilégié du système étranger, le régime des sociétés mères, il conviendrait – par analogie – d’en faire de même de son équivalent français. Cette approche, à laquelle invitent les autorités fiscales dans leur BOI (10), est d’ailleurs celle qui appréhende au mieux les stratégies d’évitement fiscal à l’encontre desquelles le législateur s’évertue à lutter à travers l’ensemble des dispositifs anti-abus attachés à la qualification de régime fiscal privilégié au sens de l’article 238 A du CGI. Un contribuable français n’a en effet aucun intérêt direct à délocaliser de la masse taxable dans une juridiction où les cieux fiscaux sont aussi doux que ceux offerts par le climat hexagonal.

Il ne faut pas oublier, en outre, que la qualification de régime fiscal privilégié déclenche d’autres mécanismes anti-évasion fiscale en France. Outre les dispositifs des articles 238 A et 123 bis du CGI développés supra, elle peut également entraîner (ou faciliter) l’application de l’article 209 B relatif aux sociétés étrangères contrôlées, de l’article 155 A relatif à certaines rémunérations de prestation de services versées à l’étranger et de l’article 57 du CGI relatif aux transferts de bénéfices à l’étranger. Ceux-ci reposant sur la même définition de « régime fiscal privilégié », il convenait de prendre en compte les effets de l’exclusion du régime des sociétés mères français du prisme comparatif. Or, à l’égard de certains de ces dispositifs, l’évincer aurait abouti à des incohérences entre leur champ d’application et leurs effets.

Par exemple, l’article 209 B du CGI, qui permet de réputer les bénéfices réalisés par une filiale établie dans une tierce juridiction où elle jouit d’un régime fiscal privilégié distribués à sa société mère française (sous conditions), renvoie, pour la détermination de leur calcul, aux « règles fixées par le présent code à l’exception des dispositions prévues à l’article 223 A et à l’article 223 A bis », ce qui comprend indubitablement le régime des sociétés mères codifié aux articles 145 et 216 du CGI. Il en va de même, de l’article 123 bis du CGI qui était en cause dans l’affaire Carrozza, dont les dispositions requièrent de déterminer les bénéfices de la structure étrangère « selon les règles fixées par le présent code comme si l’entité juridique était imposable à l’impôt sur les sociétés en France » sans exclure, expressément, ce même régime. Telle est d’ailleurs la position des autorités fiscales françaises selon son propre BOFiP : « Pour la détermination des résultats de l’entité étrangère, le régime des sociétés mères peut s’appliquer lorsque les conditions requises par l’article 145 du CGI sont remplies (11). » Partant, il eût été inutile de ne pas tenir compte du régime mère-fille aux fins d’appréciation du caractère privilégié du système fiscal étranger puisqu’il aurait – a priori – été pris en compte pour le calcul du bénéfice taxable en France dans le cadre des articles 123 bis et 209 B du CGI.

Enfin, d’autres éléments de nature contextuelle (e.g. le caractère commun du régime des sociétés mères à travers l’Union européenne, partiellement harmonisé via la directive mère-fille (12), et à travers le monde au point qu’il est repris dans le Modèle de règles GloBE publié par l’OCDE (13) ainsi que le précédent Worms et Cie (14), historique (le caractère optionnel du régime des sociétés mères s’insérant, tardivement, dans sa vie juridique (15) et téléologique (puisque la référence aux « conditions de droit commun » aurait pour effet, selon les travaux parlementaires, de ne pas « tenir compte des éventuels avantages fiscaux dont aurait bénéficié la structure en France » (16), or le régime des sociétés mères ne constitue pas, au sens budgétaire, une dépense fiscale dans la mesure où il vise uniquement à éliminer une double imposition économique (17) ont pu jouer, dans l’adoption par le Conseil d’Etat, de cette solution pragmatique, sans laquelle la plupart des holdings auraient mécaniquement déclenché l’application – prima facie – de l’arsenal législatif adossé à la qualification de régime fiscal privilégié.

Nonobstant, cette décision ne règle pas nécessairement le sort de toutes ces holdings étrangères. Celui-ci pourrait en effet dépendre des caractéristiques du régime des sociétés mères applicable localement. Ainsi, dans cette affaire, qui a été renvoyée par le Conseil d’Etat aux juges du fond, il appartiendra notamment à la cour administrative d’appel d’une part d’identifier si les dividendes reçus par la société de participations financières de droit luxembourgeois auraient effectivement pu bénéficier du régime des sociétés mères français ; et d’autre part, d’apprécier si le régime des sociétés mères dont elle a bénéficié au Luxembourg était en l’espèce « privilégié » par rapport à celui applicable en France. Il sera intéressant de connaître le spectre d’analyse qu’emploiera le juge de renvoi puisque ces régimes respectifs, bien qu’inspirés d’une philosophie commune, ont un périmètre et des modalités d’application qui diffèrent sensiblement.

Ainsi par exemple, la dimension temporelle du système luxembourgeois est plus généreuse puisque l’exonération s’applique à partir d’un an de détention ; en revanche, les charges afférentes aux produits de participation à réintégrer sont évaluées forfaitairement en France (à hauteur de 1 % ou 5 %) alors qu’elles le sont au réel dans le Grand-Duché. En fonction du montant des frais effectivement exposés par la société mère, le régime français peut donc être plus ou moins avantageux comparé à son homologue luxembourgeois. Pour apprécier le caractère privilégié de ce dernier, la cour administrative d’appel de renvoi pourrait adopter une approche arithmétique et vétilleuse, consistant à déterminer à l’euro près la charge fiscale supportée dans la juridiction de la structure étrangère comparée à celle dont elle aurait été redevable en France, dont la lourdeur administrative nous paraît excessive, ou une approche conceptuelle et holistique, visant à comparer les grands traits du régime fiscal étranger à l’aune de son équivalent français, laquelle nous paraît davantage en ligne avec la philosophie générale du dispositif telle qu’elle ressort de la doctrine administrative (18). 

1. Loi n° 73-1150 du 27 décembre 1973 de finances pour 1974, article 14.

2. Loi n° 2004-1484 du 30 décembre 2004 de finances pour 2005, articles 104-II et 104-IV.

3. V. par exemple : instruction du 26 juin 1975 de la Direction générale des impôts relative à la déduction des frais et charges (BIC-IS). Paiements à des personnes domiciliées à l’étranger et soumises à un régime fiscal privilégié (BODGI 4 C-8-75).

4. Loi n° 2004-1484 du 30 décembre 2004 de finances pour 2005, articles 104-II et 104-IV.

5. Article 238 A, al. 2 du CGI dans sa version en vigueur du 1er janvier 2006 au 1er janvier 2020.

6. CAA Versailles, 1re ch., 11 février 2020, n° 18VE02738.

7. FR 12/22, n° 6.

8. BOI-BIC-CHG-80-10, § 200, ce qui implique de ne pas « tenir compte des taux réduits particuliers ou des prélèvements libératoires prévus en France et, le cas échéant, à l’étranger, pour l’imposition des revenus et rémunérations en cause ».

9. Ibid., § 220.

10. Ibid., § 200.

11. BOI-RPPM-RCM-10-30-20-20, § 320.

12. Directive 2011/96/UE du Conseil du 30 novembre 2011 concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d’Etats membres différents.

13. OECD (2021), Tax Challenges Arising from the Digitalisation of the Economy – Global Anti-Base Erosion Model Rules (Pillar Two) : Inclusive Framework on BEPS, OECD, Paris.

14. Dans cette décision, le Conseil d’Etat a jugé qu’une société qui n’a pas expressément renoncé au bénéfice du régime des sociétés mères peut, eu égard aux modalités d’imposition des produits soumis à ce régime et dès lors que la loi n’a pas prévu que l’absence d’exercice de l’option pour ce régime dans le délai de déclaration entraîne la déchéance du droit de bénéficier de l’exonération, exercer cette option dans le délai de réclamation (CE, 8e et 3e ch., 20 déc. 2017, n° 414974, Sté Worms et Cie).

15. Loi n° 92-1376 du 30 décembre 1992 de finances pour 1993, art. 104.

16. Rapp. AN n° 1863, t. III, 13 oct. 2004, p. 180.

17. Projet de loi de finances pour 2020, Evaluations des voies et moyens, t. II.

18. Ainsi, par exemple, d’après le paragraphe 120 du BOI-IS-BASE-60-10-20-20, même si la « niche Copé » aboutit en définitive, en raison de la réintégration d’une quote-part de frais et charges, à une imposition à taux réduit des plus-values de cession de titres de participations et non à une exonération complète (art. 219, I, a quinquies du CGI), « un régime étranger prévoyant une exonération équivalente de ce type de plus-values sera réputé ne pas constituer à lui seul un régime fiscal privilégié pour les bénéfices ou revenus positifs acquis à compter du 1er janvier 2007 ».


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Confirmation de la qualité de résident au sens des conventions fiscales en cas d’exonération partielle d’impôts

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