Au cours des dernières années, la fiscalité internationale s’est transformée en profondeur. Les chaînes de valeur ont évolué sous l’effet des tensions géopolitiques, des réorganisations industrielles et de la digitalisation accélérée des opérations. Les normes issues de BEPS 2.0 ont continué de s’affiner, tandis que les administrations ont renforcé leurs doctrines et leurs capacités de ciblage. Cependant, parmi ces mouvements, une dynamique s’impose comme la plus structurante : la montée en puissance de la donnée comme outil central de contrôle et d’analyse.
La généralisation de l’e-invoicing, l’exploitation systématique des données TVA et douanières, l’essor du reporting pays par pays — dont le volet public en Europe étendra encore la visibilité externe — ainsi que les exigences de granularité du Pilier 2 ont profondément renouvelé la manière dont les administrations appréhendent la performance fiscale des groupes. Dans un environnement où les flux, marges, effectifs, impôts et indicateurs opérationnels peuvent être rapprochés quasi automatiquement, la question n’est plus seulement de déterminer une politique mais de démontrer qu’elle est effectivement appliquée.
C’est précisément dans cet espace — là où la donnée interne rencontre et parfois contredit la donnée analysée par les autorités — que se joue le cœur des enjeux contemporains. L’Operational Transfer Pricing (OTP) désigne le pilotage opérationnel et périodique des marges intragroupes, afin d’assurer que la politique de prix de transfert se reflète fidèlement dans les systèmes d’information et dans les comptes financiers. Et c’est dans ce même espace que l’OTP occupe désormais une place centrale.
1. La donnée comme élément de preuve : un changement de paradigme
La loi de finances pour 2024 a consacré, en France, un tournant majeur : la documentation prix de transfert devient opposable. Dès lors qu’un écart substantiel apparaît entre la politique décrite et la performance réellement inscrite dans les comptes locaux, l’administration peut présumer un transfert de bénéfices. La charge de la preuve s’en trouve renversée. Le contribuable doit alors démontrer, données à l’appui, que ses marges sont conformes à la politique annoncée. C’est un basculement profond, qui transforme la logique de contrôle : la conformité n’est plus seulement narrative, elle est probatoire.
A l’international, les évolutions convergent :
– Le Pilier 2 impose une lecture fine des données comptables par entité, révélant sans délai les incohérences entre profits, substance et fiscalité acquittée ;
– Le Montant B du Pilier 1 définit désormais une fourchette standardisée de marges pour les distributeurs de routine, fondée sur des critères objectifs. Sans imposer formellement un suivi continu des performances réelles, ce cadre incite néanmoins les groupes concernés à veiller à la cohérence entre leurs données opérationnelles, leurs marges observées et les paramètres retenus pour l’application de cette approche simplifiée ;
– Quant au CbCR, et encore plus son volet public en Europe, il offre désormais aux administrations une vision consolidée des profits, marges, effectifs et impôts acquittés par juridiction, tout en ouvrant une ère nouvelle de transparence. Cette visibilité accrue permet d’identifier plus rapidement les schémas atypiques ou les divergences entre performance économique et contribution fiscale.
Dans ce contexte, le contrôle fiscal cesse d’être un examen documentaire pour devenir un examen de cohérence des données. Les administrations s’appuient sur des outils analytiques avancés capables de rapprocher flux interco, TVA, douanes, éléments comptables et déclarations fiscales. La donnée devient la première preuve ou le premier signal d’alerte.
2. La confrontation des données : un risque désormais systémique
L’interconnexion croissante des sources d’information crée trois zones de vulnérabilité particulièrement sensibles pour les groupes internationaux.
Documentation TP versus comptes locaux
La documentation peut présenter une chaîne de valeur et des marges cibles cohérentes mais les comptes locaux révèlent parfois des écarts significatifs : marges hors fourchette, coûts mal segmentés, flux interco insuffisamment formalisés, ajustements tardifs. De tels écarts constituent, pour les administrations, des points d’entrée naturels dans un contrôle.
Flux interco versus données TVA/douanes
Avec l’e-reporting, les valeurs déclarées en TVA ou en douane peuvent être rapprochées automatiquement des flux interco. Une divergence, même ponctuelle, entre valeur économique et valeur déclarée devient immédiatement visible. Certains pays utilisent déjà ces recoupements pour cibler des contrôles coordonnés.
CbCR/Pilier 2 versus performance réelle
La cohérence entre effectifs, profits et impôts acquittés fait aujourd’hui l’objet d’analyses systématiques. Une performance locale durablement atypique, une marge significativement éloignée de la fourchette cible ou une allocation de profits déconnectée de la substance opérationnelle constitue un signal d’anomalie.
Dans chacun de ces cas, la donnée crée ou élimine le risque.
3. L’OTP : restaurer la cohérence entre politique, flux et performance
L’Operational Transfer Pricing s’impose comme la discipline permettant d’assurer la convergence entre flux interco, données opérationnelles et résultats comptables. Il ne s’agit plus d’un exercice de fin d’année, mais d’un cadre structuré de pilotage reposant sur un écosystème data unifié.
Un dispositif OTP mature permet :
– De suivre les marges réelles de manière périodique, alignée sur les cycles de clôture ;
– D’anticiper et de documenter les ajustements nécessaires ;
– De garantir la cohérence entre flux interco, drivers opérationnels et P&L locaux ;
– D’alimenter directement la documentation ;
– Et de fournir une base robuste pour les exigences du Pilier 2.
Les interactions avec les systèmes ERP (Enterprise Resource Planning, c’est-à-dire les progiciels de gestion intégrée qui structurent les données opérationnelles et comptables) et les plateformes EPM (Enterprise Performance Management, solutions unifiées de pilotage financier et fiscal) deviennent déterminantes. Les environnements tels que SAP S/4HANA ou les plateformes EPM facilitent la structuration et la réconciliation des données interco, l’analyse des marges par trading partner et la détection automatisée des écarts. L’OTP s’inscrit ainsi dans les cycles de consolidation financière, améliorant la qualité des données au niveau groupe.
4. Au-delà de la conformité : un levier de performance
L’OTP n’est pas uniquement un outil de maîtrise du risque. En effet, les groupes qui déploient un dispositif robuste observent des bénéfices tangibles.
Diminution des litiges
Une architecture de données cohérente réduit la durée des contrôles, facilite le dialogue avec l’administration et diminue les redressements potentiels.
Stabilisation des résultats locaux
En limitant les ajustements tardifs, l’OTP stabilise les marges, améliore la prévisibilité financière et sécurise la communication interne et externe.
Réutilisation transversale des données
Les données OTP constituent un socle réutilisable pour le Pilier 2, le cash tax planning, les analyses de chaîne de valeur ou l’harmonisation douanière.
Gains d’efficience
La réduction des extractions manuelles et la standardisation des processus permettent aux équipes fiscales de se concentrer sur l’analyse et l’anticipation.
5. Gouvernance et maturité des organisations : l’enjeu structurel
La mise en place d’un dispositif OTP conduit les organisations à repenser en profondeur la gouvernance de leurs données fiscales. Il s’agit moins d’un chantier technique que d’un véritable mouvement structurel.
Les groupes les plus avancés se dotent désormais :
– De « tax data hubs » structurés, intégrés aux environnements ERP et EPM ;
– De dispositifs de gouvernance centralisée des données fiscales ;
– D’une articulation précise des responsabilités entre finance, fiscalité et IT ;
– De processus d’escalade formalisés en cas d’écarts majeurs ;
– D’outils de monitoring intégrés aux environnements ERP ou EPM ;
– Et de compétences renforcées en data management au sein des équipes fiscales.
A ce titre, les Directions Financières et Fiscales deviennent des acteurs essentiels de cette transformation car la qualité de la donnée interco conditionne autant la fiabilité du reporting financier et des prévisions que la robustesse de la position fiscale.
Dans un environnement où les administrations disposent d’une capacité d’analyse accrue et d’une visibilité élargie sur les flux et performances des groupes, la question essentielle n’est plus seulement de définir une politique de prix de transfert cohérente : elle consiste à démontrer, par la donnée, qu’elle est effectivement appliquée dans les systèmes et reflétée dans les comptes.
L’Operational Transfer Pricing s’impose à cet égard comme un pivot stratégique. En structurant un dispositif de suivi périodique et en assurant la cohérence entre flux intercompagnies, données opérationnelles et résultats financiers, il permet de sécuriser à la fois la performance économique et la conformité fiscale. Cependant, son intérêt dépasse le seul terrain de la conformité : il ouvre la voie à une gouvernance financière plus robuste, à une meilleure prévisibilité des résultats et à une maîtrise renforcée des risques.
La mise en place d’un OTP exige néanmoins une réflexion méthodique : cartographie des données disponibles, identification des écarts structurels, harmonisation des référentiels, intégration dans les cycles de clôture, automatisation des contrôles et définition d’un modèle opératoire clair entre fiscalité, finance et systèmes d’information. Cette démarche progressive constitue désormais une étape structurante de la modernisation de la fonction fiscale.
Dans ce mouvement, le rôle du directeur fiscal évolue profondément. Doté d’une vision plus fine et plus continue des performances intragroupes, il devient non seulement le garant de la conformité mais aussi un acteur à part entière du pilotage financier. En disposant d’une donnée plus fiable et plus exploitable, il contribue directement aux décisions opérationnelles, à l’allocation des ressources, à l’anticipation des effets fiscaux et au dialogue avec la Direction Générale.
L’enjeu n’est donc pas exclusivement fiscal. Il touche à la capacité des groupes à sécuriser leurs résultats, à renforcer leur gouvernance et à transformer la donnée en un levier durable de performance. Pour les Directions Financières et Fiscales, l’OTP n’est plus une option : il devient le socle d’un pilotage moderne, cohérent et résolument orienté vers l’avenir.